Réflexion sur les conséquences mondiales à long terme de la guerre en Ukraine

Plus qu’un retour de la Russie sur la scène internationale ou un retour en grâce de l’OTAN, la guerre en Ukraine pourrait davantage consacrer un nouveau gendarme mondial : la Chine… L’analyse du GBA Bruno Mignot.[1]

European Security : Mon Général, la guerre en Ukraine semble incarner un bouleversement de l’ordre mondial. Quel est votre sentiment ?

Général Bruno Mignot : Parlant à titre personnel, je préférerais le terme de « renversement ».

La guerre en Ukraine n’est pas un retour de la Russie sur la scène internationale car cela fait longtemps qu’elle y est revenue. Il ne s’agit pas non plus d’un retour en grâce de l’OTAN qui serait passé d’une « mort cérébrale » à la panacée pour l’Occident. Nous sommes en réalité devant une bascule stratégique qui couvait depuis plusieurs années sur un terreau favorable.

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Illustration BS © Alexlmx

C’est un séisme imperceptible dont la guerre ukrainienne, suivant notamment le piteux retrait d’Afghanistan, n’est qu’une réplique, certes horrible et dramatique pour la population et les millions de déplacés et de réfugiés qu’elle induit, mais un simple avatar du point de vue macroscopique qui devrait être suivi par d’autres de plus ou moins grande ampleur (Afghanistan, Arctique, Corée du Nord, îles Spratley et Paracels, Iran, Taïwan…).

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Réflexion sur les conséquences mondiales à long terme de la guerre en Ukraine 1

Le tout pourrait participer du sacre d’un nouveau gendarme mondial : la Chine.

Je pense que les États-Unis essaient de contrer ce phénomène tant qu’ils le peuvent encore mais la course semble vaine à long terme, course qui les contraindra à se replier sur leur continent et revenir à un nouvel isolationnisme.

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La 354e EC décolle d’Eielson AFB, Alaska, avec 42 F-35A Lightning pour participer à un exercice de routine dans la zone Arctique le 25 mars 2022. Photo USAF © Jose Miguel T. Tamondong
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SNLE chinois Jin de type 094 – Photo APL

Déjà, plusieurs indices révèlent une situation qui n’est pas en leur faveur : la puissance militaire chinoise fait de plus en plus jeu égal avec son homologue américaine dont le vieillissement des équipements s’oppose aux matériels de 5e génération et aux surpassements technologiques chinois, en particulier dans le digital ; la primauté du dollar comme monnaie d’échange mondiale se fissure face à l’euro et au renminbi et les réserves de change en dollar dans les banques centrales (- 12 % depuis 1999) sont au plus bas.

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La primauté du dollar se fissure face à l’euro et au renminbi – Photo BS Elkov

L’Allemagne augmente significativement son effort de défense – 100 Md€ injectés en une fois en 2022 puis un budget prévu de 70 Md€ / an, soit deux tiers de plus que la France, c’est énorme ! – et pourrait enfin ouvrir les yeux sur son hasardeuse dépendance à l’OTAN et donc aux États-Unis ; l’économie chinoise est en passe de supplanter celle de son rival d’outre-Pacifique d’ici 2028 ; la politique spatiale de Pékin devance celle de Washington dans bien des domaines (robots, base lunaire, missiles antisatellites, lasers)…

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Illustration BS © Andril Sedykh

Tout ceci touche aux attributs d’une superpuissance et décèle un grignotage en règle du leadership américain. Cette thèse, déjà ancienne d’ailleurs, est controversée car certains la soutiennent comme Emmanuel Todd, Simon Heffer ou l’ancien ambassadeur Michel Duclos et d’autres plaident la thèse inverse, comme François David ou Mohammed El-Erian.

Cette polémique ne m’intéresse pas : je ne fais qu’observer des tendances, des faits, des événements, des déclarations… tout ce qui étaye une argumentation permettant de tirer des conclusions ni partisanes ni politiquement engagées.

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Même s’il faut toujours faire preuve de précaution, je ne peux que constater que ces conclusions ne sont pas en faveur de Washington, que les signaux passent petit à petit au vert en faveur de Pékin et que la guerre en Ukraine lui offre sur un plateau un rôle diplomatique de premier rang, tant ses réactions sont attendues, scrutées et analysées… et pas que par moi !

J’estime donc qu’on assiste vraiment à un début de fin de règne : le roi n’est pas mort, loin de là quand on pense par exemple que le budget américain de la défense est trois fois supérieur au chinois – ce rapport reste encore discutable, au regard des différences sur le coût des matériels et du travail dans les deux pays – mais il est de plus en plus à la peine. Je ne crie pas « vive le roi » en pensant au suivant, je vois seulement les regards des courtisans se tourner vers le même prétendant. ©

GBA Bruno Mignot – Photo © DR

European Security : Pensez-vous mon Général que ce nouvel équilibre conduira à une 3e Guerre mondiale comme certains le prédisent ?

Général Bruno Mignot : Je ne crois pas car le facteur nucléaire bloque beaucoup de choses. En revanche, la guerre économique bat son plein et elle fait des ravages.

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Le Président Barack Obama a inversé en 2011 la priorité stratégique des États-Unis – Photo © Vverve

Revenons un peu en arrière sur les relations internationales. Le Président américain Obama a inversé en 2011 la priorité stratégique des États-Unis, en la déplaçant de l’Europe vers l’Asie. Cela ne fut en réalité que la confirmation d’une tendance ancienne que des signaux faibles avaient déjà indiquée à la fin des années 1990, prenant ainsi acte de la disparition de la menace soviétique. Cette nouvelle donne de l’administration américaine n’a pas été démentie depuis, dans la mesure où la montée en puissance inexorable sur les plans économique, financier, militaire et diplomatique de la Chine s’est confirmée. L’Europe a alors loupé le coche en ne s’alliant pas avec la Russie et en laissant l’OTAN s’approcher d’elle, la crispant et allant jusqu’à la provoquer.

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Vladimir Poutine à la Conférence sur la sécurité à Munich – Photo © MSC

Rappelons en effet la déclaration de M. Poutine de 2007 à Munich sur l’élargissement de l’OTAN et la « provocation sapant la confiance mutuelle », et celle de 2008 de M. Grouchko, vice-ministre russe des Affaires étrangères, estimant que l’adhésion de l’Ukraine (et de la Géorgie) serait une « grave erreur stratégique aux conséquences très sérieuses sur la sécurité en Europe ». Rappelons aussi qu’un des invariants stratégiques russes est la peur de l’invasion et donc de l’encerclement[2] : accueillir dans l’OTAN les Pays baltes en 2004, c’était caresser directement les frontières russes – les Baltes n’ont jamais eu aussi peur de la Russie qu’aujourd’hui, alors même qu’ils sont dans l’OTAN, c’est un comble ! – et isoler ainsi davantage l’enclave russe très militarisée de Kaliningrad, devenue aujourd’hui un terrain favorable à des incidents pouvant dégénérer en casus belli.

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Le flanc Est de l’OTAN – Source OTAN

Intégrer les pays proches de l’ancien glacis (notamment Hongrie, Pologne et Bulgarie en 1999, Roumanie et Slovaquie en 2004) ne pouvait que faire renaître à Moscou une juste peur vis-à-vis de l’Occident, au détriment de l’Europe. C’était créer une sorte de glacis à l’envers pour éloigner définitivement la menace venue de l’Est, avant de s’occuper du cas chinois, tout en étendant l’influence de l’OTAN – lire des États-Unis – sur le continent face à une menace qui avait disparu.

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Nicolas Sarkozy et Angela Merkel au sommet de Bucarest – Photo © OTAN

Ainsi, la crise ukrainienne était inévitable, dès lors que la perspective d’entrer dans l’OTAN devenait possible, malgré l’opposition française et allemande clairement montrée en 2008 au sommet de Bucarest. Donc pas de 3e Guerre mondiale parce l’hyper puissance nucléaire russe peut faire ce qu’elle veut à proximité de ses frontières tant que les intérêts vitaux des autres puissances nucléaires ne sont pas en danger et qu’elles n’interviennent pas dans ce qui reste de « l’étranger proche » russe.

European Security : Alors qui est le principal bénéficiaire de la guerre en Ukraine ?

Général Bruno Mignot : Cette guerre est l’élément déclencheur d’une mise en lumière du déclin de Washington et de la progression de Pékin sur la scène internationale.

Qui demain peut taper du poing sur la table et arrêter M. Poutine ? L’Amérique ? On constate bien que ce n’est pas le cas. L’Europe ? Elle est plus divisée qu’elle n’en a l’air, le Brexit l’a affaiblie et le patriotisme exacerbé de certains États-membres la décrédibilise quand elle critique le nationalisme russe. La Chine, alors ? Il se trouve que c’est le seul pays pseudo allié de Moscou qui, s’il décidait de mesures de rétorsion, pourrait rapidement mettre à genoux son partenaire, Pékin étant son premier partenaire commercial.

Aujourd’hui, qui subit le plus les sanctions économiques occidentales prises contre la Russie ? La Russie, certes, mais l’Europe surtout… et les entreprises américaines se frottent les mains ! C’est d’ailleurs une raison pour laquelle la Chine pourrait intervenir politiquement pour calmer les ardeurs poutiniennes car affaiblir durablement l’Europe, c’est affaiblir l’économie chinoise, l’Union européenne étant son principal partenaire commercial si l’on considère tous les États-membres. À ce titre, c’est peut-être même Pékin qui empêchera Moscou de fermer les robinets vers l’Europe.

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Le gazoduc Europe-Russie bloqué – Illustration BS © Yakobchuk

On peut raisonnablement penser que les États-Unis et la Chine profiteront le plus de la crise énergétique actuelle : les premiers pourraient augmenter la dépendance européenne en la matière tandis que les seconds pourraient profiter de la réorientation du pétrole et du gaz russes. Ce jeu entre Grands est à somme nulle sauf que tout se fait au détriment de la place de l’Union européenne dans le monde, géant économique certes mais nain politique et diplomatique. In fine, le futur grand bénéficiaire du rééquilibrage en cours devrait être la Chine.

European Security : La Chine et la Russie s’aiment-elles tant que cela ?

Général Bruno Mignot : Les relations entre la Russie et la Chine sont actuellement bonnes mais c’est conjoncturel car les deux pays partagent une histoire plus que troublée, présentent des intérêts stratégiques différents et se regardent depuis longtemps en chiens de faïence.

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L’alliance Chine-Russie – Illustration BS © Dmitrii Strelkov

Il y a encore quelques années, la pire crainte des dirigeants russes était le péril jaune et de nombreuses troupes étaient massées le long de la frontière sino-russe. Aussi, la Chine a toujours en tête l’humiliation nationale des traités inégaux imposés par Moscou à Pékin en 1851 (Goulja), 1858 (Aigun), 1864 (Tarbagataï) et 1881 (Saint-Pétersbourg), que l’intervention russe lors de la révolte des Boxers (1898-1901) n’a pas apaisée.

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Le mandarin chinois a beau lever les bras au ciel pour s’opposer au dépeçage de l’empire Qing par les rois et les empereurs, mais il est impuissant. Caricature 1898 – Source BNF
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Les relations russo-chinoises ont toujours été empruntes a minima de méfiance : l’URSS a soutenu Tchang Kaï-Chek contre Mao jusqu’à la victoire du communiste en 1949, de sévères critiques idéologiques ont été échangées jusqu’au gel des relations diplomatiques en 1963 et de nombreux désaccords ont été observés en matière de relations avec l’Afghanistan, les États-Unis, l’Iran, la Palestine, le Vietnam…

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Mao, Boulganine, Staline, Ulbricht et Tsedenbal en décembre 1949 (71e anniversaire de Staline)

En 1967, revendiquant des parties du territoire de l’URSS, Mao a ordonné le siège de l’ambassade soviétique à Pékin. Le déploiement massif de troupes soviétiques le long des 4 250 km de frontière commune l’année suivante a conduit à des affrontements armés le long du fleuve Oussouri en 1969, la guerre nucléaire ayant même été évoquée ! C’est quand-même quelque chose ! Certes, il y a eu un retour à des relations plus normées en 1976 puis la réconciliation scellée en 1989 a permis un partenariat stratégique sept ans plus tard et un traité d’amitié et de coopération a été signé en 2001. Les deux pays ont créé la même année l’Organisation de coopération de Shanghai afin de contrer l’influence américaine en Asie centrale… mais aussi de se surveiller l’un l’autre. 2015 a été l’année de la « relation spéciale » qui s’est traduite par des entraînements terrestres et navals conjoints puis par la conduite d’un premier exercice militaire majeur en 2018. Depuis 2020, Russes et Chinois mènent ensemble des patrouilles et des manœuvres navales en mer de Chine, en mer Baltique, en Méditerranée et dans l’Arctique. Alors, oui, aujourd’hui, les relations sont au beau fixe.

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Avec l’activisme isotrope et multi domaine de M. Poutine, dont on pourrait croire la fin politique proche tant le fait de mener une guerre extérieure a déjà montré par le passé qu’il s’agissait en réalité d’une mesure de politique intérieure pour assurer son siège, on pourrait penser que M. Xi Jinping est en retrait. Je pense plutôt qu’il attend selon une posture très chinoise, que cet activisme russe fait le jeu de Pékin qui attend patiemment que la Russie s’auto neutralise dans une guerre en Ukraine qui s’avère une fuite en avant et l’affaiblit de jour en jour.

Chine et Russie ne sont donc pas à proprement parler des alliés mais elles partagent néanmoins la même opposition aux États-Unis, la même volonté révisionniste de l’ordre mondial façonné par l’Occident et le même mépris envers une Europe naviguant à vue, incapable de peser réellement sur la scène internationale, avançant en ordre dispersé sur le sujet ô combien essentiel de la défense, ballotée entre la croyance d’une assistance perpétuelle de Washington, le bilan amer de sa dépendance vis-à-vis de chacun des trois géants et le constat d’un élargissement de l’OTAN conduisant à l’avènement probable d’un nouveau rideau de fer sur son territoire.

L’Europe a décidément tout à perdre de ne pas s’entendre avec la Russie… dont l’aigle à deux têtes montre qu’elle est aussi européenne ! Quant à la France, la vision gaullienne du « ni ni », c’est-à-dire une France ne dépendant ni de l’Amérique ni de l’Asie, n’a jamais été autant d’actualité…


[1] Le Général Mignot pilote le cours de gestion des crises internationales à l’ILERI de Lyon et copilote celui de politique de défense des grandes puissances. Directeur de cours à l’Institut Themiis, il y dirige également la collection « Stratégies africaines de sécurité » chez L’Harmattan.

[2] Cf. Les invariants stratégiques ou pourquoi la stratégie des États ne change pas du Général Mignot (2020).

Voir également du général de brigade aérienne (2s) Bruno Mignot sur European-Security :

« Leçon de choses sur l’emploi de l’arme aérienne – Cas de la guerre en Ukraine » (17-03-2022).

« Leçon de choses sur la légitimité de la guerre – Cas de l’Ukraine » (26.03.2022).

« Leçon de choses sur le ciblage – Cas de la guerre en Ukraine » (30.03.2022).