Si les huit premières vagues de sanctions occidentales ont bien affecté en 2022 la plupart des secteurs économiques, l’économie russe aux dire des experts aurait néanmoins « mieux résisté » qu’on ne l’avait imaginé en Occident. Par contre, depuis le mois de décembre, on assiste à un phénomène inverse. Les chiffres démontrent une « lente » mais « inexorable descente » aux enfers de l’économie russe « dès 2023 ». Même à Moscou le ministère russe des Finances a tiré la sonnette d’alarme.
par Joël-François Dumont — European-Security — Le 19 février 2023 —
Sommaire
Les analyses concordent toutes sur ce point, c’est assez rare pour être souligné. Les explications fournies permettent d’y voir un peu plus clair.
La Russie s’est longuement préparée à la guerre
Premier constat, au cours de ces dernières années, la Russie s’est longtemps préparée à cette « opération spéciale » en Ukraine qui se voulait une « guerre-éclair ». Moscou avait dans ce but « anticipé les sanctions » et pris toutes dispositions pour « stocker » un maximum de pièces détachées occidentales ainsi que des équipements sophistiqués dont ses systèmes de défense sont dépendants.
A défaut de pouvoir en imaginer la fin, on peut mesurer les effets sur les moyens et longs termes de cette « opération spéciale » — terme utilisé depuis les Tsars pour agrandir le périmètre russe en accédant aux richesses de cet « État proche » leur revenant de droit, pour ne pas dire de droit divin !
L’impact des sanctions est dévastateur pour la Russie
En neuf mois tous les clignotants sont passés du vert au rouge. Les derniers développements confirment ces tendances en apportant un éclairage secteur par secteur.
Nous avons diffusé le 19 juillet dernier en anglais et traduit en français l’excellente étude de la « Yale School of Management » réalisée par une équipe de spécialistes pluridisciplinaires, très au fait de l’économie russe, sous la direction du professeur Jeffrey Alan Sonnenfeld. Le constat était sans appel.
Joël-François Dumont — Photo © DR
L’analyse de Yale confortée dans ses prévisions
Leur constat était que « les perspectives économiques indiquaient un impact dévastateur sur la Russie.»[1] La propagande russe et ses nombreux « relais » en Occident disaient alors que « les sanctions contre la Russie seraient sans effet sur l’économie ». Déjà, après cinq mois de guerre, l’économie russe était en train de « vaciller », selon les premières analyses économiques complètes disponibles jusqu’à juillet. Sans parler du fameux « pivot vers l’Asie » qui a très vite montré ses limites.
Six mois plus tard, le dernier constat dressé se veut sans appel : « la descente aux enfers est lente, mais elle est inexorable ».
Et ce désastre devrait s’installer dans la durée : Il ne faudrait pas oublier que plus de 2 millions de Russes ont trouvé refuge à l’étranger, dont 120.000 ingénieurs en informatique qui, en deux vagues début mars, ont quitté le pays. Des gens jeunes et bien formés pour la plupart. Sur ces 2 millions de personnes, ce serait commettre une lourde erreur que de considérer tous ces expatriés comme des « anti-Poutine ». Au contraire, bon nombre d’entre eux ne sont pas en désaccord avec Poutine et ne condamnent nullement l’invasion russe de l’Ukraine. Ils ont seulement préféré ne pas participer à cette guerre côté russe, connaissant la réputation d’une armée qui des Tsars à Poutine a conservé certaines « traditions », une armée dirigée par des gens qui n’en sont pas à un massacre prêt y compris dans le rang de leurs propres soldats.
Après la dégradation, la chute
Si les pertes successives de marchés russes en Occident constituent un désastre à moyen terme pour l’économie russe, on imagine qu’à plus terme, ses conséquences n’inspirent rien de bon.
Les principales ressources de la Russie proviennent de la vente de son or, de ses richesses minières et particulièrement de son pétrole et de son gaz. Elles émanaient également de l’exportation de systèmes d’armes censés être tous plus invincibles les uns que les autres. Les clients n’ont pas mis longtemps à comprendre que « la deuxième armée du monde » était tout sauf une armée moderne au sens occidental du terme.
La Russie perd chaque jour plus de 288 millions d’euros
Avant les sanctions occidentales contre la Russie, les exportations d’hydrocarbures rapportaient en moyenne 1.000 millions €/jour à la Russie. Depuis la mise en œuvre des sanctions, celles-ci sont tombées de 160 millions €/jour il y a deux mois et, depuis le 5 février, avec l’entrée en vigueur de l’embargo européen sur les produits pétroliers, Moscou doit s’attendre à une nouvelle diminution de 20%/jour — soit 128 millions € de plus. Autrement dit un manque à gagner de 288 millions €/jour… On est certes encore loin de cette chute aux enfers, mais on s’en rapproche, mois par mois.[2]
L’exemple des hydro-carbures
Depuis le début de l’année 2023, le baril de pétrole russe s’est vendu 30 $ le baril de « brut de l’Oural », soit beaucoup moins cher que le baril de Brent et même deux fois moins que le prix-plafond de 60 $ imposé par les Occidentaux. Quant aux coûts de transport par mer, ils ont explosé… Les Chinois, les Indiens et les Turcs ont beaucoup tiré avantage de ces prix cassés par la Russie, mais, nécessairement, il y a une fin à tout !
En décembre 2022, le déficit budgétaire russe a atteint 53 milliards d’euros (3.900 milliards de roubles), autant dire que la tendance des excédents budgétaires jusqu’en novembre appartient au passé. Si on ajoute à cela la brutale augmentation des dépenses militaires — les stocks gigantesques hérités de l’es-URSS ayant fondu — combinée à la chute des revenus liés aux exportations d’hydrocarbures, on peut aisément comprendre que les finances russes sont en train de péricliter.
« D’un point de vue purement économique, Poutine a besoin des marchés européens bien plus que le monde n’a besoin des approvisionnements énergétiques russes. L’année dernière, l’Europe a importé 46 % de son énergie de Russie, mais la Russie a exporté 83 % de son énergie vers l’Europe !»[3]
L’excédent commercial record créé en 2022 est du à la fois des importations qui ont « significativement » baissé et à des exportations qui ont été « considérablement élevées ». Des éléments qu’il faut prendre en compte pour avoir une vision plus conforme de la réalité.
Ces derniers chiffres démentent certaines prévisions récentes du FMI. Sur l’un des meilleurs sites russes d’information (il faut comprendre « forcément basé hors de Russie ») les perspectives des finances russes apparaissent sous un jour totalement différent.[4]
Parmi ces sources, citons le site Kasparov.ru qui, au quotidien, est une source précieuse sur la vie des Russes et sur la Russie. Examinant la situation hier suite aux déclarations du ministre des Finances russe, un de leurs spécialistes économiques écrit : « Les recettes budgétaires russes ont chuté de 35% en janvier » selon le ministère russe des Finances passant de 2.100 milliards de roubles en janvier 2022 à 1.360 milliards de roubles en 2023. Cela découle de l’évaluation préliminaire du ministère des Finances de l’exécution du budget fédéral pour janvier 2023.
Les dépenses budgétaires au cours de la même période ont augmenté de près de 59%, passant de 1.960 milliards de roubles à 3.120 milliards de roubles.
Le déficit budgétaire global pour la période considérée s’est élevé à plus de 1.700 milliards de roubles contre un excédent de 125 milliards de roubles un an plus tôt.[5]
Les revenus pétroliers et gaziers de la Fédération de Russie pour la période considérée ont diminué de 46,4% par rapport à janvier 2022, s’élevant à 426 milliards de roubles. L’agence a expliqué cela par « une baisse des cotations du pétrole de l’Oural et une baisse des exportations de gaz naturel ».
Les revenus non pétroliers et gaziers en janvier 2023 se sont élevés à 931 milliards de roubles, en baisse de 28% d’une année sur l’autre. Cela, comme l’a déclaré le ministère des Finances, était « principalement dû à une réduction des recettes intérieures de TVA et d’impôt sur les bénéfices »… « D’une manière générale, le volume des recettes non pétrolières et gazières suite aux résultats de janvier 2023 correspond à la dynamique tracée lors de l’élaboration de la loi de finances (n° 466-FZ du 05 décembre 2022) », a assuré le ministère.
En décembre, le déficit budgétaire était encore plus élevé, atteignant 3,8 milliards de roubles.
Pour l’ensemble de l’année 2022, le déficit budgétaire russe s’est élevé à 3 300 milliards de roubles (soit 2,3% du PIB).
Côté finances, comme l’annonce Bloomberg, elles « commencent sérieusement à chanceler. Selon des chiffres officiels du gouvernement russe –pourtant nimbés d’un flou voire gardés secrets, ce que même les élites du pays déplorent–, la dette du pays s’est alourdie de la somme importante de 25 milliards de dollars (23,3 milliards d’euros) pour le seul mois de janvier.»[6]
Le 27 juin dernier, la Russie a fait techniquement défaut sur une partie de sa dette extérieure en raison des sanctions et l’isolement du pays par rapport aux marchés occidentaux n’a fait que se poursuivre depuis. Quant au système bancaire, manifestement impacté par les sanctions, « il se trouve aujourd’hui directement menacé dans un contexte où l’économie vacille.»
« Les vagues sans précédent de sanctions occidentales ont détérioré l’environnement économique général pour le système bancaire russe » … « La Russie passe d’une reprise résiliente post-COVID à une récession prononcée en 2022 et l’économie atteindra probablement un nouveau point bas en 2023. Le secteur bancaire, dominé par quelques grands acteurs publics, est passé du statut de moteur de la croissance économique – par l’expansion des prêts – à celui d’acteur affecté par la récession et soutenu par des programmes étatiques de subvention du crédit.»[7]
« Des rouages essentiels sont sérieusement fragilisés »
Si « certains indicateurs font état d’une relative bonne santé de l’économie russe, générant des doutes sur l’efficacité des sanctions internationales », « il ne faut pas s’y tromper » explique Sergei Guriev : « D’autres données, qui décrivent les mécanismes en cours, sont plus parlantes et montrent que des rouages essentiels sont sérieusement fragilisés » … « En période de guerre, le PIB ne constitue pas un bon indicateur de l’activité économique ». Si la production d’équipements militaires et de munitions, participe bien à la croissance du PIB, elles contribuent à « surestimer les performances économiques russes.»[8]
« Poutine a perdu la guerre de l’énergie »
« La Russie a perdu son plus gros client pour toujours, et il faudra au moins une décennie pour amener suffisamment de gazoducs [pour rediriger ces ventes de gaz] vers l’Asie. Lorsque la Russie ne pourra plus vendre de gaz qu’à la Chine, Pékin sera en mesure de décider du prix.»[9]
Difficile désormais pour ceux qui soutiennent Vladimir Poutine de prétendre encore qu’il faut « arrêter ces sanctions au prétexte qu’elles seraient contreproductives ».[10] Celles-ci devraient d’ailleurs encore être accrues dans les jours qui viennent avec un nouveau paquet, visant particulièrement tous ceux qui illégalement fournissent de près ou de loin l’effort de guerre russe.
Joël-François Dumont
[1] Voir “Business Retreats and Sanctions Are Crippling the Russian Economy”: Working paper de la Yale School of Management (2022-0719) et « L’exode des entreprises et les sanctions paralysent l’économie russe » in European Security (2022-0730).
[2] Voir « EU oil ban and price cap are costing Russia EUR 160 mn/day, but further measures can multiply the impact » publié par le Centre for research on Energy and Clean Air.
[3] Voir « The Myth of Putin as World Energy Czar Is Running Out of Gas »: Des médias laissent entendre que la Russie utilise ses ressources énergétiques pour prendre en otage le reste du monde. Au contraire, écrivent Jeffrey Sonnenfeld et Steven Tian de Yale SOM, les actions de la Russie ont dévasté sa propre économie et sapé son statut d’exportateur d’énergie in Fortune (2022-07-27).
[4] Voir Kasparov.ru : « Les recettes budgétaires annuelles de la Fédération de Russie ont chuté de 35 %, passant de 2 100 milliards de roubles en janvier 2022 à 1 360 milliards de roubles en 2023 ». Garry Kasparov est très certainement le plus grand joueur d’échecs de tous les temps. Né en 1963 à Bakou, en Union Soviétique (aujourd’hui Azerbaïdjan), il est devenu en 1985 le plus jeune champion du monde de l’Histoire en 1985. Mais il a été aussi un des premiers opposants à Vladimir Poutine dont il a été un des rares à prédire les noirs desseins qu’il pouvait bien nourrir. Après avoir soutenu Eltsine, Kasparov a créée le Front civique unifié avant de devenir un des chefs du mouvement L’Autre Russie, une coalition d’opposants à Vladimir Poutine. D’interpellation en arrestation, en 2013, Kasparov choisira l’exil, d’abord en Suisse, puis aux États-Unis.
[5] Voir « Le déficit budgétaire de la Russie en janvier se creuse en raison de la chute des revenus de l’énergie » in Zonebourse (2023-0206).
[6] Voir Slate par Thomas Burgel — (2023-0207) —
[7] Source : “The Russian banking sector and its European banks – against the backdrop of the war in Ukraine and sanctions” publiée dans Focus on European Economic Integration Q1/23 par Stephan Barisitz et Philippe Deswel (mise à jour 2023 de l’étude : « European banks in Russia: Developments and perspectives from 2017 through the COVID-19 pandemic (2020/2021)” des mêmes auteurs).
[8] « Russie : Les sanctions sont efficaces » par Sergei Guriev in Sciences-Po (2023-02-15).
[9] « Poutine a « perdu la guerre de l’énergie », affirme un grand trader qui met fin à ses paris sur le prix élevé du gaz. Pierre Andurand affirme que l’Europe s’est sevrée du gaz naturel russe et qu’il est peu probable qu’elle y revienne.
[10] Voir « La crise entre la Russie et les Occidentaux: contexte et conséquences » : Les sept plus grandes erreurs de Vladimir Potine in Conférence de Françoise Thom sur « la crise entre la Russie et les Occidentaux » — 2022-0309 — Association des Auditeurs IHEDN Région Paris-Île-de-France —
Voir également :
- « Russlands Wirtschaft im freien Fall: Alle Blinklichter stehen auf Rot » in European Security — (2023-0219) —
- « Ruská ekonomika ve volném pádu: všechny ukazatele jsou v červených číslech » in European-Security — (2023-0219) —