La longue et tumultueuse histoire de l’Europe de la défense se poursuit selon une dynamique immuable où les crises majeures sont de puissants accélérateurs de rapprochement et de réveil des ambitions autour d’une défense commune.
Websérie de 4 articles par le ministère français des Armées — 15 mai 2022 —
L’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, déclenchée le 24 février dernier, a brutalement propulsé le renforcement de la défense européenne au centre des priorités.
Face au retour de la guerre sur le vieux continent, la capacité de l’Union européenne (UE) à devenir une puissance plus indépendante et plus souveraine s’impose comme une nécessité. C’est donc dans un contexte de déstabilisation profonde de l’ordre de sécurité européen que les chefs d’État et de gouvernement de l’Union ont adopté la Boussole stratégique.[1]
Pour la première fois de son histoire, l’UE se dote d’un document qui comporte une analyse commune de l’environnement stratégique mondial, complétée par une liste d’actions concrètes déclinées en quatre volets : agir, sécuriser, investir, coopérer.
Ainsi, la longue et tumultueuse histoire de l’Europe de la défense se poursuit selon une dynamique immuable où les crises majeures sont de puissants accélérateurs de rapprochement et de réveil des ambitions autour d’une défense commune.
Pour saisir la complexité des enjeux de la coopération européenne en matière de défense, il faut se replonger dans les étapes clés de sa construction et remonter le fil d’une histoire qui débute par une occasion manquée, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
Épisode 1 – 1945-1989 : faute d’accord sur la défense, l’émergence d’une solidarité économique
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les nations d’Europe occidentale s’accordent sur la nécessité de nouer de solides alliances, allant jusqu’à s’engager dans une dynamique d’union. Ce rapprochement est alors motivé par une double ambition : empêcher le retour de la guerre entre la France et l’Allemagne et se protéger de la menace soviétique.
Le projet de défense européenne apparait dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un monde bipolaire, marqué par une rivalité profonde et permanente entre les blocs américain et soviétique.
Coincée entre ces deux géants, l’Europe est divisée par une frontière fortifiée, qualifiée de rideau de fer par Winston Churchill, dans son célèbre discours prononcé devant les étudiants de Fulton dans le Missouri.
«De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent.» Winston Churchill
Les États d’Europe de l’Ouest ont accepté le plan Marshall du Président Harry Truman pour financer leur reconstruction et rejoignent de facto la sphère d’influence des États-Unis, tandis que, en Europe centrale et orientale, l’URSS contrôle les pays libérés par l’Armée rouge, où des régimes communistes soutenus par Moscou ont pris le pouvoir.
À la frontière des deux blocs, l’Allemagne est divisée en quatre zones (soviétique, américaine, britannique et française) et devient le nouveau front d’un conflit qui va rythmer l’histoire du monde pendant plus de 40 ans : la guerre froide.
Face à la menace militaire que représente l’armée de Staline postée à leurs frontières, les pays d’Europe occidentale veulent s’assurer de la protection américaine. La solidité de leur alliance doit convaincre le Président Harry Truman de participer à l’édification de la sécurité européenne.
Le 17 mars 1948, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg signent le traité de Bruxelles, qui prévoit une organisation de défense mutuelle en cas de conflit.
Ces cinq pays, originaires d’un continent marqué par des siècles de conflits intérieurs mais sorti épuisé des horreurs de la seconde guerre mondiale, décident de s’engager dans la voie d’une solidarité inconditionnelle.
La menace soviétique
Trois mois plus tard, le 24 juin 1948, l’instauration du blocus de Berlin plonge le monde dans la peur d’une nouvelle guerre mondiale venue d’Allemagne et finit de convaincre le Président américain de s’engager auprès des Européens de l’Ouest.
Staline n’a jamais accepté que la capitale allemande soit divisée en quatre zones, comme le reste du pays. Pour forcer le départ des occidentaux, il ordonne le blocage des voies d’approvisionnement entre Berlin-Ouest et l’Allemagne de l’Ouest.
La volonté de contourner le siège sans déclencher de conflit militaire oblige le Président Truman à mettre en place un gigantesque pont aérien. Pendant 11 mois, plus de 200 000 vols permettent de ravitailler Berlin-Ouest et finalement de mettre en échec le plan de Staline.
Cette première crise majeure dans l’histoire de la guerre froide justifie la création de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) en avril 1949. Les pays signataires de l’Otan se placent sous protection militaire américaine face à la menace soviétique.
La nécessité d’une structure militaire transatlantique permanente se confirme quelques mois plus tard, quand la guerre de Corée plonge le monde dans une nouvelle crise majeure et menace de transformer la guerre froide en guerre chaude.
La peur d’une troisième guerre mondiale
Tout comme l’Allemagne, la péninsule coréenne est sortie divisée de la Seconde Guerre mondiale. Après la reddition du Japon en septembre 1945, les États-Unis et l’Union soviétique se sont partagé l’occupation du pays de part et d’autre du 38e parallèle avec, au sud de cette ligne, des forces américaines d’occupation et, au nord, des forces soviétiques.
Le 25 juin 1950, 135 000 soldats nord-coréens, équipés par les Soviétiques, franchissent la frontière sud du pays pour réunir les deux territoires par la force. L’offensive prend par surprise les États-Unis et leurs alliés, qui doivent mobiliser plus de 381 000 soldats sous le drapeau des Nations unies, pour tenter de rétablir leur position.
Pour les pays membres de l’Otan, le coup de force de Staline laisse présager une opération de même nature contre la toute jeune Allemagne de l’Ouest. Un vent de panique traverse les chancelleries européennes, conscientes que la France et le Royaume-Uni ne seraient pas en mesure de résister à une offensive soviétique. D’autant que, à la même époque, la guerre d’Indochine mobilise une bonne partie des troupes françaises.
Guerre de Corée : le réarmement de l’Allemagne comme solution
Pour les États-Unis, la solution est évidente : il faut réarmer l’Allemagne de l’Ouest, située en première ligne en cas de conflit. Mais pour le reste de l’Europe occidentale et surtout pour la France, le choix est cornélien : la menace soviétique impose une décision forte, mais le réarmement de l’Allemagne, alors que le traumatisme des deux guerres mondiales et de ses millions de morts est encore dans toutes les mémoires, apparaît comme un véritable cauchemar.
Pour surmonter cet obstacle, la France propose la constitution d’une armée européenne, dirigée par un ministre de la Défense européen et placé sous commandement suprême de l’Otan. L’Allemagne pourrait être réarmée, mais avec des divisions diluées dans une structure européenne.
La proposition est portée par Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères. L’homme est déjà à l’origine du plan de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui instaure un premier marché commun à l’échelle du continent. Le projet de Communauté européenne de défense (CED) est alors présenté comme la transposition militaire d’un « fédéralisme partiel » déjà en vigueur dans le domaine industriel.
La proposition de Robert Schuman provoque des négociations interminables entre les pays concernés. Mais après des mois de tractations acharnées, six pays signent le traité de Communauté européenne de défense le 27 mai 1952 à Paris. L’événement est historique, même si l’accord doit encore être ratifié par les différents parlements avant d’entrer en vigueur.
Le rejet de la Communauté européenne de défense
La France s’engage alors dans un débat comme elle n’en avait plus connu depuis l’affaire Dreyfus. Les opposants à la CED, emmenés par le général de Gaulle et les communistes, dénoncent une atteinte inacceptable à la souveraineté de la France. Face à eux, les partisans de l’union mettent en avant la nécessité d’une Europe animée par une solidarité nouvelle face à la menace soviétique.
Le temps de la ratification est fatal au projet de Communauté européenne de défense, dans le sens où cette période est marquée par une série d’événements qui bouleversent totalement la dynamique de la guerre froide.
Au cours de l’année 1953, Staline meurt et Nikita Khrouchtchev lui succède à la tête de l’URSS. Dwight Eisenhower est élu à la présidence des États-Unis après qu’Harry Truman a achevé son deuxième mandat. Un armistice est signé en Corée. Enfin, quelques mois plus tard, le 7 mai 1954, la défaite française à Dien Bien Phu met fin à la guerre d’Indochine.
Quand le projet de CED est présenté au Parlement français, le 30 août 1954, la menace venue de l’est s’est considérablement réduite. Une évolution du contexte stratégique qui amène les députés à rejeter le texte.
La naissance de la construction européenne se fait donc sans la défense mais à travers l’économie, en poursuivant une dynamique instaurée par la mise en commun des ressources en charbon et en acier. Pendant 35 ans, l’OTAN assurera la sécurité des Européens alors que la construction d’une communauté d’États européens s’organisera essentiellement autour du développement économique du continent.
Cet équilibre tiendra jusqu’au 9 novembre 1989, quand la chute du mur de Berlin sonnera officiellement la fin de la guerre froide et replacera la nécessité d’une Europe de la défense en tête des priorités.
Épisode 2 – 1989-2003 : Dans un contexte stratégique bouleversé, la nécessité d’une défense commune
Le 7 février 1992, les 12 États membres de la Communauté économique européenne signent le traité de Maastricht. Cette date marque la naissance de l’Union européenne, destinée à devenir un acteur fort, uni et efficace sur la scène internationale. Mais rapidement, un constat s’impose : aucune diplomatie européenne ambitieuse ne pourra être menée, sans moyens militaires autonomes.
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est abattu par une foule pacifique, venue des parties est et ouest de la ville.
Cet événement soudain et inattendu marque le point de départ d’une vague de changements qui va bouleverser l’Europe et aboutir à la réunification de l’Allemagne un an plus tard, puis à la dissolution officielle de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), le 25 décembre 1991.
Le monde assiste à la fin de la Guerre froide et de sa dynamique de bloc qui structurait l’ensemble des relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’Histoire s’accélère et transforme les réalités militaires les plus enracinées. Pour la première fois de leur longue existence, la France et l’Allemagne ne vivent plus sous la menace d’une armée adverse, postée à proximité immédiate de leurs frontières.
Libérée de l’étreinte de la Guerre froide, les États membres de la Communauté économique européenne (CEE) vont poursuivre leur ambitieux processus d’intégration, dans un contexte stratégique bouleversé.
Depuis l’adoption de l’Acte unique en 1986, la CEE est déjà la plus grande union douanière au monde, où est consacrée la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.
L’émergence d’une politique étrangère et de sécurité commune
Sous l’impulsion du couple franco-allemand, les 12 États membres négocient désormais le traité de Maastricht. Ce texte fondateur de l’Union européenne veut rassembler trois piliers sous un chapeau commun :
- la Communauté européenne, qui a pour mission d’assurer le bon fonctionnement du marché unique, avec la création d’une monnaie unique comme perspective ;
- la coopération en matière de politique étrangère et de sécurité commune ;
- la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures.
Ainsi, pour permettre à cette nouvelle Union européenne de jouer un rôle sur la scène internationale, le traité institue une Politique étrangère et de sécurité commune, la PESC.
Les États membres conservent une pleine souveraineté dans le domaine des affaires étrangères, mais ils s’engagent à œuvrer de concert pour une stabilité internationale fondée sur le respect des droits de l’Homme et du droit international.
Fidèle à la « stratégie des petits pas » des pères fondateurs, l’émergence d’une politique étrangère et de défense commune se définit autour d’un compromis.
L’ambition d’une diplomatie européenne est partagée par tous, mais sa dimension militaire est simplement évoquée comme une prochaine étape possible et souhaitable (cf. article J.4) : « La PESC inclut l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union européenne, y compris à terme d’une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune. »
Le traité fondateur de l’Union européenne est signé le 7 février 1992 à Maastricht par les 12 États membres de la CEE (Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni).
Il entre en vigueur le 1er novembre 1993. Mais le Danemark, après la victoire du « non » au référendum du 2 juin 1992, obtient de ne pas prendre part à l’élaboration et à la mise en œuvre des décisions et des actions de l’Union ayant des implications en matière de défense.
Le traité de Maastricht ouvre la voie à une coopération plus étroite en matière de défense. L’Union européenne reste néanmoins privée des moyens d’action lui permettant d’être considérée comme un acteur crédible face aux crises et aux conflits armés qui éclatent à ses portes depuis la dislocation de l’URSS. Or, si la fin de la Guerre froide a permis de résoudre avec une facilité déconcertante des situations qui semblaient bloquées, elle marque dans le même temps le réveil des nationalismes et des conflits frontaliers.
La Yougoslavie est le théâtre principal de ce retour brutal des conflits gelés. Pendant toute la décennie 1990, la république fédérative socialiste sombre dans une série de conflits ethniques, d’une violence inédite sur le continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’UE issue du traité de Maastricht n’est pas encore dimensionnée pour intervenir sur le plan militaire afin d’obliger les belligérants à cesser le combat. Les apports des États membres au sein de la force de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU) sont effectués à titre national. Les opérations aériennes sont conduites par l’OTAN sous commandement américain et c’est en définitive la diplomatie américaine qui impose la fin du conflit.
L’impulsion d’une première force militaire européenne par le couple franco-allemand
Conscient dès le départ des limites de la PESC face à l’épreuve de la guerre, le couple franco-allemand veut prendre les devants, en constituant une force militaire capable de mener des missions de maintien de la paix.
Le 22 mai 1992, à l’occasion du 59e sommet franco-allemand de la Rochelle, le Président Mitterrand et le chancelier Kohl créent l’Eurocorps.
Ce premier corps d’armée européen est le résultat d’une initiative conjointe pour doter l’Union européenne d’une capacité militaire propre.
Ainsi, dès sa création, l’Eurocorps est mis à la disposition de la défense commune des alliés, en application de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord et du traité de Bruxelles de 1948.
Les deux hommes veulent créer une dynamique qui ne soit pas source de blocage du fait d’un caractère contraignant.
Mais l’initiative franco-allemande ne répond que partiellement aux difficultés des Européens à régler un conflit à leurs frontières sans l’aide américaine.
À la fin des années 1990, un même constat s’impose de sommet en sommet : l’UE ne sera jamais en mesure de jouer tout son rôle sur la scène internationale tant qu’elle n’aura pas développé des moyens militaires autonomes.
Saint-Malo : acte de naissance d’une vision moderne de l’Europe de la défense
Un revirement inattendu s’opère lors du sommet franco-britannique de Saint-Malo des 3 et 4 décembre 1998. Le Royaume-Uni accepte désormais que l’Union européenne se dote de capacités militaires autonomes, ce qu’il avait refusé jusque-là pour éviter toute duplication avec l’OTAN. Le Président Chirac et le Premier ministre Blair publient une déclaration qui surprend par son ambition, au point que ces deux jours resteront dans l’Histoire comme l’acte de naissance d’une vision moderne de l’Europe de la défense.
« L’Europe a besoin de forces armées renforcées, capables de faire face rapidement aux nouveaux risques en s’appuyant sur une base industrielle et technologique de défense compétitive et forte. » Déclaration franco-britannique sur la défense européenne à Saint-Malo, le 4 décembre 1998.
Le processus s’accélère. Quelques jours plus tard au sommet de Vienne, la décision est prise de prolonger la PESC par une Politique européenne de sécurité et de défense commune, la PESD.
À partir de cette date, les États membres de l’UE vont s’attacher à doter la PESD des outils institutionnels nécessaires :
- le poste de Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, qui sera occupé dans un premier temps par Javier Solana ;
- le Comité politique et de sécurité, chargé de la direction stratégique des opérations de gestion de crise ;
- le comité militaire de l’UE, composé des chefs d’état-major des États membres ;
- l’État-major de l’UE, qui fournit une expertise et un soutien militaire ;
- le Centre de situation, qui assume une fonction de suivi des crises.
En 2001, au Conseil européen de Laeken, la PESD est déclarée opérationnelle. L’Union européenne est désormais en mesure de conduire des missions d’évacuation, de maintien et de rétablissement de la paix. L’UE va pouvoir s’affirmer comme un acteur stratégique, au service de la stabilité internationale.
Épisode 3 – 2003 / 2016 : les premiers pas de l’Europe de la défense, au service de la stabilité internationale
L’Union européenne aborde le 21ème siècle avec pour ambition, l’avènement d’une Europe sûre dans un monde meilleur. L’UE s’affirme dans la sphère opérationnelle en déployant plus d’une vingtaine de missions de maintien ou de rétablissement de la paix. Mais en dépit de ses efforts pour le renforcement du multilatéralisme, elle ne peut empêcher la dégradation de l’environnement international.
6 mai 2003 : La deuxième guerre du Congo est officiellement terminée depuis cinq mois, à la suite de la signature de l’accord de Pretoria. Conformément au traité de paix, l’armée ougandaise qui occupe le district de l’Ituri se retire du chef-lieu de Bunia. Aussitôt, la spirale des massacres interethniques reprend entre les milices rivales Lendu et Hema.
Les forces de la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) sont dépassées. Le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, lance un appel à l’aide pour mettre un terme aux atrocités. Le 30 mai, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (Onu) adopte la résolution 1484 qui autorise le déploiement d’une force multinationale intérimaire jusqu’au 1er septembre 2003.
Opération Artémis : une démonstration réussie de la capacité politico-militaire de l’Union européenne
Le 5 juin, le Conseil de l’Union européenne répond à l’appel de l’Onu et déclenche le lancement d’une opération militaire en République démocratique du Congo, dans le cadre de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). La France est désignée « nation-cadre » de l’opération Artémis, qui se déroule à 6 500 kilomètres de Paris.
L’objectif de la mission consiste à rétablir les conditions de sécurité en attendant le renforcement du mandat et des effectifs de la Monuc.
Sur le terrain, la force européenne impose rapidement son autorité pour protéger les populations civiles et permettre la reprise des actions humanitaires. 60 000 personnes déplacées peuvent regagner leur foyer pendant les trois mois de l’opération. La sécurisation du périmètre permet également aux Organisations non gouvernementales (ONG) d’acheminer 380 tonnes de vivre et de médicaments. Le 1er septembre, la force européenne passe le relais à la Monuc, désormais dotée d’effectifs plus importants et d’un mandat plus large.
L’opération Artémis marque une étape fondamentale dans la construction d’une Europe de la défense. Il s’agit de la première opération militaire autonome de l’Union européenne (UE), menée sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’Onu et en dehors du cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan).
Le chemin parcouru depuis l’accord de Saint-Malo est considérable. L’opération Artémis a démontré la capacité de réaction rapide de l’UE face aux situations d’urgence, ainsi que la solidité de ses structures politico-militaires.
Ce succès intervient quelques mois seulement après la mission EUFOR Concordia, qui visait à stabiliser l’Ouest de la Macédoine et à superviser la mise en œuvre de l’accord de paix d’Ohrid. L’UE avait alors mobilisé 350 soldats pour prendre la suite de l’opération otanienne Allied Harmony.
Si EUFOR Concordia a souligné la capacité de l’UE à contribuer pleinement aux missions et aux activités de l’Otan, l’opération Artémis démontre sa capacité à s’émanciper du cadre transatlantique pour agir.
Une stratégie pour la défense européenne à la hauteur des menaces émergentes
L’année 2003 marque donc la réalisation des objectifs fixés au Conseil européen de Cologne quatre ans plus tôt, en faveur d’une Europe de la défense autonome et complémentaire de l’Otan.
Le 12 décembre 2003, les États membres se retrouvent à Bruxelles pour adopter la stratégie européenne de sécurité. Le document a été rédigé sous l’autorité du Haut Représentant de l’UE pour la PESC, Javier Solana. Il identifie les principales menaces auxquelles l’UE doit faire face.
Une agression de grande envergure contre l’un des États membres est alors considérée comme hautement improbable, mais l’Europe sait qu’elle est confrontée à de nouveaux dangers plus variés, moins visibles et moins prévisibles.
Le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux, la déliquescence des États et la criminalité organisée sont placés en tête des préoccupations.
Pour défendre sa sécurité et promouvoir ses valeurs, l’UE se fixe alors trois objectifs stratégiques. Le premier consiste à renforcer sa capacité de projection pour prévenir les crises et les conflits avant qu’ils ne dégénèrent : « Face aux nouvelles menaces, c’est à l’étranger que se situera souvent la première ligne de défense. » L’UE veut également contribuer au développement de la stabilité et de la sécurité à ses frontières, pour empêcher que des situations explosives ne s’y développent. Enfin, elle veut s’engager à renforcer l’organisation des Nations unies et un multilatéralisme efficace, en se déclarant prête à agir lorsque ses règles ne seront pas respectées.
Pour que l’UE soit à la hauteur de ces ambitions, le texte conclut sur la nécessité de se doter de capacités renforcées. Les États membres se fixent alors un double objectif, celui de dépenser plus pour leur défense mais également de dépenser mieux.
Une agence au service du développement des capacités militaires, de la recherche et de l’armement
La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne proposent la création d’une agence intergouvernementale chargée du développement des capacités militaires, de la recherche et de l’armement. L’Agence européenne de défense (AED) voit le jour en 2004. Elle a pour mission de promouvoir la coopération européenne en matière d’armement et de renforcer la base industrielle et technologique de défense.
Les États membres voient aussi l’AED comme un instrument au service de la politique industrielle communautaire. Les technologies de défense pourraient parer au phénomène de désindustrialisation qui frappe l’ensemble du continent, compte tenu de leur caractère difficilement délocalisable.
En ces premières années du XXIe siècle, l’Europe de la défense a su répondre au défi de la crédibilité militaire. Elle s’est dotée d’une stratégie pour donner de la visibilité à son action. En nommant Javier Solana au poste de Haut Représentant de la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE, elle a donné « un visage et une voix » à sa diplomatie. De plus, elle a mis en place une organisation, chargée de donner un véritable contenu à l’Europe de l’armement, à travers des projets industriels et scientifiques ambitieux.
L’objectif fixé par Javier Solana « une Europe sûre dans un monde meilleur » découle d’une évidence formulée par le même homme : « L’Union européenne est, qu’on le veuille ou non, un acteur mondial. Elle doit être prête à partager la responsabilité de la sécurité dans le monde. »
L’Europe de la défense est encore en développement, mais son lancement est un succès. Il s’est pourtant déroulé dans un contexte stratégique complexe.
Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis sont en guerre contre le terrorisme et ont regroupé leurs adversaires dans un « axe du mal ». Ils se sont engagés dans un vaste programme de modernisation de leur appareil militaire, au point que leur budget de défense est désormais supérieur à la somme des budgets de défense de tous les autres pays.
L’Europe partage le diagnostic sur les menaces liées au terrorisme et à la prolifération des armes de destruction massive, mais elle entend y apporter une réponse différente. D’autant que son centre de gravité et ses intérêts stratégiques sont en train de considérablement évoluer. Depuis le mois de mai 2004, l’UE compte 25 membres et près de 450 millions d’habitants. Le 1er janvier 2007, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent l’UE et portent à 27 le nombre d’États qui la composent. Ce processus d’élargissement implique de nouveaux défis pour l’élaboration de la PESD. Un renforcement des institutions est indispensable pour éviter que l’Europe de la défense ne se trouve paralysée par un vote à l’unanimité impossible à obtenir.
Le traité de Lisbonne est élaboré pour permettre à l’UE de fonctionner dans le contexte nouveau d’une Europe élargie. La première grande évolution est d’ordre sémantique. La PESD est rebaptisée politique européenne de sécurité et de défense commune, afin d’insister sur l’objectif de défense commune.
Il crée un poste de président du Conseil européen avec un mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois pour apporter de la cohérence et de la continuité dans les choix stratégiques.
Le traité de Lisbonne met également en place le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), chargé de gérer les éléments civils et militaires dont dispose l’UE pour faire face aux crises. Ce service est placé sous l’autorité du Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, pour rassembler sous une même direction la diplomatie et les moyens d’action.
L’article 42.7 instaure un mécanisme de défense mutuelle en cas d’agression d’un des États membres sur son territoire. De même, le traité ajoute une clause de solidarité entre les pays en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle. Dans cette situation, l’Union mobilise tous les instruments dont elle dispose pour porter assistance à l’État qui en fait la demande.
Enfin, le Traité prévoit l’établissement possible d’une coopération structurée permanente entre certains États. Elle s’adresse aux pays qui souhaitent développer leur coopération dans le domaine de la défense sans passer par le filtre du vote à l’unanimité.
Un contexte géopolitique bouleversé appelant à une plus grande autonomie stratégique européenne
L’Europe de la défense cherche à consolider ses acquis alors que la situation à ses frontières se dégrade dangereusement.
Au sud de la Méditerranée, les Printemps arabes basculent dans la guerre civile en Libye, au Yémen, en Syrie et en Irak. Le chaos facilite l’émergence de groupes armés non étatiques qui déstabilisent de nombreux pays, du Moyen-Orient jusqu’au Sahel. La crise provoque un afflux de réfugiés sur le sol européen, où des millions de personnes qui fuient les violences cherchent à trouver refuge.
Pour prévenir la déliquescence des États à ses frontières, l’UE s’engage dans le domaine de la formation des militaires étrangers. L’objectif est d’améliorer les compétences stratégiques des pays confrontés à des crises majeures, afin que leurs armées puissent rétablir la sécurité sur leur territoire. Une première opération est lancée en Somalie. 3 000 soldats somaliens sont formés de 2010 à 2013. L’Union renouvelle ce type de mission au Mali en 2013, puis en République Centrafricaine en 2016.
En février 2014, la situation se dégrade sur le flanc est de l’UE. La Crimée est occupée par des troupes « pro-russes non identifiées » avant d’être rattachée à la fédération de Russie, à la suite du référendum du 16 mars. Le résultat du vote n’est reconnu ni par l’Ukraine, ni par l’UE qui adopte une série de sanctions contre la Russie, tout en maintenant ouvert un canal de négociations, pour parvenir à une sortie de crise.
En 2015, l’UE est attaquée sur son sol au cours d’une série d’attentats revendiqués par Daech. Au lendemain, des attentats du 13 novembre, la France invoque l’article 42.7 du traité de Lisbonne qui comporte la clause de défense mutuelle. La décision est essentiellement symbolique, mais elle vise à exprimer l’unité des Européens face à la menace.
Enfin en 2016, deux scrutins tenus par-delà la Manche et l’Atlantique claquent comme un coup de tonnerre. Le Royaume-Uni engage sa sortie de l’Union après le référendum sur le Brexit, puis l’élection de Donald Trump fragilise la relation entre les États-Unis et l’Europe.
Progressivement, la montée des tensions dans les différentes régions du monde et le désengagement des États-Unis encouragent le développement d’une autonomie stratégique européenne. Les pays de l’UE doivent s’attacher à poursuivre leurs efforts en faveur d’une défense commune, pour affronter les épreuves que l’avenir leur réserve.
Épisode 4 – 2016-2022 : vers une autonomie stratégique européenne
Face à une dégradation rapide et durable de l’environnement international, marquée notamment par le retour de la guerre en Europe, l’Union européenne veut consolider son autonomie stratégique. La convergence des Européens autour d’intérêts communs définie dans le premier livre blanc de la défense européenne, fixe le cap des dix prochaines années pour renforcer la liberté d’action et la résilience de l’Union.
Jeudi 23 juin 2016, trente-trois millions de citoyens britanniques sont appelés aux urnes pour répondre à la question : « Le Royaume-Uni doit-il rester un membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? »
A la fermeture des bureaux de vote à 22 heures, la participation atteint le score historique de 72,2%.
L’Union européenne entame l’une des nuits les plus longues de son histoire. A mesure que les résultats des bureaux tombent, le scénario improbable se précise. La dynamique est en faveur de la sortie de l’Union qui enregistre des scores à plus de 60%, dans les bastions eurosceptiques.
Aux alentours de 4 heures du matin, le doute n’est plus permis. Les Britanniques ont voté à 51,9% pour que leur pays quitte l’Union européenne à laquelle il avait adhérée en 1973.
Dans les capitales européennes, le choc est à la mesure de l’événement. Pour la première fois de sa jeune histoire, un Etat membre demande à sortir de l’Union.
Le Brexit ne freine pas l’ambition des États membres à renforcer l’Europe de la défense
Pourtant, quatre jours seulement après l’annonce des résultats, le 28 juin 2016, le Conseil européen adopte la nouvelle Stratégie Globale de l’Union européenne sur la politique étrangère de sécurité, la SGUE.
La SGUE définit les objectifs de l’Union européenne, en matière de sécurité et de défense, pour l’adapter à un environnement géopolitique qui a considérablement évolué, depuis la précédente adoption d’une stratégie commune. Le document proposé par Javier Solana en 2003 n’est plus en phase avec les réalités de l’époque et nécessite une réactualisation.
Au sud de la Méditerranée, les guerres civiles ont succédé aux printemps arabes et déstabilisent profondément de nombreux pays du Moyen-Orient jusqu’au Sahel. Ce chaos profite à un terrorisme djihadiste militarisé qui frappe jusqu’au cœur de l’Europe.
A l’est, l’attitude belliciste de la Russie, sur fond de confrontation armée en Géorgie d’abord puis en Ukraine, marque le retour de la guerre aux frontières orientales de l’Europe.
La montée des menaces dans l’environnement proche de l’UE s’effectue alors que l’environnement géopolitique global se durcit.
Le retour des stratégies de puissance fragilise le multilatéralisme. Une compétition permanente s’installe dans les nouveaux espaces de conflictualités, comme le cyberespace où les stratégies de guerre hybride sont à l’œuvre.
L’autorité des institutions internationales est régulièrement contestée quand les défis du changement climatique et de l’épuisement des ressources stratégiques appellent des réponses globales.
La SGUE a été élaborée par la Haute représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Federica Mogherini. Le document définit les priorités stratégiques et les besoins de défense de l’UE dans un contexte dégradé. Il insiste sur la notion d’autonomie stratégique pour que l’Union européenne ne se contente pas d’être un « soft power » mais une puissance complète, pouvant être autonome et libre de son action.
La sécurité de l’Union et de ses citoyens est placée en tête des priorités. Ce choix traduit un changement d’approche dicté par les événements où la défense des intérêts européens devient aussi importante que celle de ses valeurs : « nos valeurs fondamentales sont ancrées dans nos intérêts. »
Les Etats membres s’engagent à concentrer leur action collective sur les nouvelles menaces comme le terrorisme, les actions hybrides, l’insécurité énergétique, le changement climatique et la guerre cyber.
L’importance de l’autonomie stratégique pour une UE autonome et libre de son action
Mais l’ambition de cette stratégie réside moins dans la liste des priorités que dans la volonté de renforcer la solidarité et la complémentarité entre les nations européennes pour consolider leur défense. Leur coopération doit atteindre une dimension globale, grâce à l’adoption d’une stratégie, d’une vision et d’une action commune.
L’Union européenne veut donner un nouvel élan à sa politique de défense pour se constituer en une « communauté de sécurité », capable de garantir la souveraineté de ses Etats membres.
Le Brexit n’a pas freiné les ambitions d’unité et de projection dans l’avenir. Au contraire, les nations européennes savent qu’elles doivent prendre une part plus importante dans la prise en charge de la sécurité de leur continent, pour anticiper le désengagement progressif des Etats-Unis.
A cette époque, peu d’Etats membres consacrent plus de 2% de leur PIB aux crédits militaires, contrairement aux engagements pris au sommet de l’OTAN du 5 septembre 2014. Pourtant, les dépenses en armement dans le monde sont en pleine croissance, sous l’influence notamment de la Chine, de la Russie et des pays émergents. La part européenne dans les dépenses militaires mondiales qui était de plus de 30% en 2001, s’établit en dessous de 15 % en 2016.
La dégradation du contexte, couplée à la prise de conscience du retard à combler, encouragent les États membres à s’engager résolument dans le renforcement de leur défense commune.
Le Conseil européen des 14 et 15 décembre 2017 est l’occasion pour les Etats membres de montrer qu’ils ont pris la mesure des événements. Une cérémonie est organisée en marge des réunions pour célébrer la naissance officielle de la Coopération structurée permanente (CSP) et du Fonds européen de défense.
La CSP est un dispositif prévu par le traité de Lisbonne mais laissé en sommeil jusqu’à cette date. Elle prévoit de rassembler un « noyau dur » d’Etats autour de projets inclusifs et ambitieux, menés en complément des actions communes. Par ailleurs, les pays qui rejoignent la CSP s’engagent à augmenter régulièrement leurs budgets de défense et leurs investissements de recherche.
De son côté, le Fonds européen de défense vise à faciliter le financement de cette coopération renforcée. Pour la première fois, le budget européen va soutenir l’industrie de la défense par le cofinancement de projets de recherche et de développement et l’achat de matériels en commun. Le Parlement européen s’accorde sur un budget exceptionnel de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027.
Dépenser mieux en dépensant ensemble, acquérir des matériels interopérables, à travers cette coordination permanente la Commission entend renforcer l’efficacité des politiques de défense des Etats membres en évitant les redondances.
Il s’agit désormais d’utiliser la coopération comme un démultiplicateur de ressources, pour atteindre l’autonomie stratégique de l’Europe et la transformer en acteur crédible de sa propre sécurité. Mais pour cela, les Etats membres doivent s’entendre sur le cadre à donner à leur action.
Les fondements d’une culture stratégique commune
Le 1er juillet 2020, l’Allemagne assure la présidence du Conseil de l’Union européenne pour les six derniers mois de l’année. La délégation allemande prend ses fonctions avec un slogan et une ambition claires : « Ensemble, rendons l’Europe plus forte. » Le lancement de l’élaboration d’une boussole stratégique veut matérialiser cette volonté dans le domaine de la défense.
La rédaction du premier « livre blanc » de la défense européenne doit permettre de mobiliser les Etats membres à travers une évaluation commune des menaces à l’échelle de l’UE.
Pour mener à bien cet exercice ambitieux et sans précédent, les Etats membres entendent non seulement identifier les défis partagés par tous mais également les moyens nécessaires pour renforcer le rôle de l’UE sur la scène internationale.
Si la volonté d’élaborer une culture stratégique de défense commune n’est pas nouvelle, l’exercice diffère cette fois par la méthode utilisée. 52 colloques et séminaires sont organisés pour recueillir les contributions des Etats membres. Une première version du document est remise aux Etats membres en novembre 2021.
Son contenu traduit le changement d’approche par l’importance accordée à la résilience de l’Union européenne et de ses citoyens, au développement de capacités européennes, aux menaces hybrides notamment dans le domaine cyber et informationnel, aux domaines stratégiques comme l’espace et les étendues maritimes.
Le document est présenté aux Etats membres par le chef de la diplomatie européenne Josep Borell, au cours d’une réunion des ministres de la défense de l’UE, organisée en janvier 2022, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. A cet instant, la mobilisation russe aux frontières de l’Ukraine est déjà au centre des préoccupations.
Un mois plus tard, le 24 février 2022, Vladimir Poutine déclenche une offensive générale aérienne, maritime et terrestre sur l’ensemble du territoire ukrainien. L’UE débloque alors immédiatement 450 millions d’euros pour fournir des armes à l’Ukraine. La Facilité européenne de paix est un nouvel instrument budgétaire créé en mars 2021 pour financer des actions opérationnelles. Il est actionné de manière inédite pour répondre à l’urgence de la crise ukrainienne. L’Histoire s’accélère et l’Union européenne se doit d’être au rendez-vous.
Un mois après le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine, le 24 mars 2022, les chefs d’Etats et de gouvernements des Etats membres adoptent la Boussole stratégique. L’Union européenne franchit une nouvelle étape dans sa politique de défense et de sécurité pour faire face à la compétition entre puissances, à la persistance des crises dans son voisinage et pour agir partout où son action serait sollicitée. La Boussole stratégique fixe un cap clair et ambitieux, avec une feuille de route concrète, pour les dix prochaines années, pour renforcer la liberté d’action et la résilience des Européens.
L’Europe de la défense continue de se construire au fil de l’Histoire, pour répondre aux défis de son époque et permettre au vieux continent de tenir sa place de puissance d’équilibre, sur la scène internationale.
[1] La présidence française a été l’occasion pour la France de faire adopter par les ministres européens de la défense le 21 mars dernier cette « boussole stratégique », une ambition endossée par les chefs d’État et de gouvernement les 24 et 25 mars. « Véritable « Livre blanc » européen, elle part d’une analyse partagée de l’environnement stratégique pour bâtir une feuille de route précise et concrète.»
Cette ambition partagée, portée par la France à Bruxelles, était celle
- d’une Europe plus opérationnelle, robuste et flexible face aux crises ;
- d’une Europe contribuant au respect du droit international et à la préservation de l’accès aux espaces communs contestés (le maritime, l’aérien, l’espace exo-atmosphérique et le cyberespace) ;
- une Europe résiliente et solidaire face aux influences extérieures ;
- d’une Europe souveraine technologiquement et industriellement ;
- d’une Europe jouant un rôle mondial et nouant des relations équilibrées, mutuellement bénéfiques avec ses partenaires.
Lire également :
- « L’Europe de la défense avance lorsque survient une crise » de Pierre Haroche, chercheur en sécurité à l’IRSEM — l’Institut de recherche stratégique de l’Académie militaire —
Cette « Websérie » mise en ligne sur le site du Ministère français des Armées ne constitue pas seulement un travail remarquable. Il est d’une grande utilité pour faire comprendre à ceux qui le souhaitent qu’une défense efficace restera toujours la meilleure des assurances.
Avec la guerre en Ukraine qui va nécessairement entraîner des bouleversements stratégiques majeurs pour les Européens, notamment, il était bien vu de rappeler ainsi tout ce qui a été fait depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour donner une certaine consistance à cette « Europe de la Défense », longtemps prônée par la France. Mais la route est encore longue ! Patience et obstination ! Évitons toutefois certains concepts si on veut se donner une chance de parvenir à réunir toutes les bonnes volontés.
Europe de la défense ou Défense de l’Europe ?
La seule critique que je pourrais formuler dans ce dossier est qu’au lieu de « quatre épisodes », j’aurai préféré qu’on dise « quatre étapes », car les « épisodes » pour en avoir vécu quelques-uns ont été bien plus nombreux pour réussir à franchir ces étapes !
Force est néanmoins de rappeler qu’en Europe on peut encore distinguer deux sortes de pays…
- Ceux qui, pour leur défense, sont convaincus qu’en dernier ressort un pays ne peut trop souvent que compter sur ses seules forces pour se défendre, autrement dit, il convient de réduire au maximum toute « dépendance » en matière de défense.
- Ceux qui prudents, se dotent d’une industrie d’armement pour ne pas rester justement trop « dépendants ». On pourrait citer en exemple de nombreux pays outre la France, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Suède, l’Espagne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Pologne ou la Belgique comme l’a fait la Corée du Sud en Asie et demain le Japon pour ne citer que ces pays.
- L’expérience a toujours montré que ceux qui avaient « renoncé » ne partageant pas la maxime du maréchal de Lattre de Tassigny : « ne pas subir » devaient accepter d’en « payer le prix »…
- Cela n’empêche pas de considérer que « seul », aujourd’hui, avec les systèmes d’armes existants, il était illusoire de penser se défendre efficacement. D’où l’intérêt de « regrouper ses forces ».
- On peut encore regretter que la France — qui a toujours su montrer l’exemple en se dotant d’armées modernes, avec l’arme nucléaire — n’ait pas compris que vouloir partager ce concept de « l’Europe de la Défense » était improductif. Ce concept s’étant réduit au fil des ans à un concept franco-français peu mobilisateur qui ne pouvait donc que sonner creux à l’étranger, même chez nos plus fidèles Alliés.
- Interprété par les uns, sans doute à tort, comme une « invitation » à suivre la « direction » proposée par l’Élysée — « suivez mon cheval blanc » — les exemples historiques ne manquent pas… Pour les autres, comment accepter de dépendre d’un pays, si exemplaire qu’il soit, dont les moyens militaires sont tellement sous-dimensionnés de l’aveu même de l’État-major français, qui pense que la France ne pourrait tenir que huit jours en cas de conflit de haute intensité ? Du coup, autant se mettre tout de suite sous le parapluie américain en sachant qu’il y a toujours un prix à payer, celui notamment de renoncer à bâtir une Europe souveraine. La France, par contre, aurait bien tort de ne pas poursuivre un dialogue constructif en parlant avec ses partenaires cette fois de la « défense de l’Europe » par les Européens en associant ceux qui le souhaitent à développer en commun des armements pour limiter leur dépendance. Et elle devrait comprendre que négliger les petits pays était la pire des solutions. Tout en mesurant chaque jour à quel point nous avons la chance de ne plus dépendre du bon vouloir chaotique du président Trump aux États-Unis, grâce auquel l’OTAN aurait pu rester encore longtemps « en état de mort cérébrale.» De là à remercier Vladimir Poutine pour avoir su resouder les pays européens tout en ressuscitant l’OTAN en le fortifiant sur son front Nord tout en forgeant dans la durée une nation Ukrainienne, comme il l’a fait, il y un pas que nous ne franchirons pas…
Restons confiants et faisons notre cette maxime de Jean Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » !
Joël-François Dumont