73% des Français pensent que les Américains ne sont plus les Alliés de la France. Il n’y a pas que le Canada désormais pour boycotter les produits US, le Danemark, la Norvège et d’autres s’y sont mis à leur tour. Personne n’a vu en Donald Trump un intellectuel vertueux. Le voir prier comme un dévot, lui qui a si longtemps privilégié les relations tarifées a surpris. Mais le voir enfin dans toute sa brutalité dilapidant en un mois l’héritage du parti Républicain, partager une connivence avec Poutine dont il a choisi le narratif mais aussi les intérêts a sidéré le Monde libre qui se cherche un leader. Dommage que l’on n’ait pas lu le livre de Laure Mandeville qui, en 2016, a brossé un portrait édifiant du personnage.[1] Après ses frasques avec Vladimir Poutine à Helsinki, sa première Administration avait réussi à « canaliser » ses actions. Mais Trump 2.0 a fait le vide et ne s’entoure que de sa bande de Frapa Dingos MAGA. Honneur à cette poignée de politiques (Claude Malhuret au Sénat, François Bayrou ou Gabriel Attal à l’Assemblée, nos ministres de la défense et des Affaires étrangères). Le silence des autres est assourdissant. NDLR
Source : Assemblée Nationale. XVIIe législature : Session ordinaire de 2024-2025), Séance du lundi 03 mars 2025 sous la présidence de Mme Yaël Braun-Pivet. Intervention de Gabriel Attal, ancien Premier ministre et président du groupe EPR à l’Assemblée.
Mme Yaël Braun-Pivet : La parole est à M. Gabriel Attal.
M. Gabriel Attal (EPR) : Il y a des scènes qui marquent à jamais, qui restent dans votre esprit et vous travaillent, parce qu’elles vous inspirent à la fois une profonde tristesse et un immense espoir. J’ai assisté à l’une de ces scènes, il y a quelques jours, en Ukraine. Avec nos collègues Natalia Pouzyreff et Delphine Lingemann, nous étions à Zaporijjia, ville martyre, depuis trois ans sous le feu des bombes. Là-bas, les autorités ukrainiennes m’avaient invité à l’inauguration d’une école souterraine – la cinquième de la ville, car il n’y a désormais que sous terre que l’on peut apprendre au calme.
Rarement je n’ai éprouvé autant de peine qu’en observant ces enfants, qui sont l’avenir de l’Ukraine, descendre des escaliers pour aller étudier en se terrant quinze mètres en dessous du sol ; mais rarement je n’ai ressenti autant d’espoir qu’en observant le sourire de ces jeunes, heureux de retrouver l’école pour la première fois depuis trois ans. J’ai vu l’espoir de cette jeunesse ukrainienne qui refuse de céder face à la fureur des bombes et continue à aller à l’école, à étudier, à vivre ; l’espoir d’une nation tout entière, qui vit comme un acte de résistance le fait de former de nouvelles générations de citoyens et de leur transmettre l’esprit critique qui est au fondement de nos démocraties. Cet espoir, c’est celui d’une Ukraine qui reste debout ; cet espoir, c’est celui d’incarner l’avenir d’une Ukraine souveraine ; cet espoir, il est le reflet de celui de tout le peuple ukrainien, qui refuse de plier et se bat héroïquement depuis maintenant des années. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR et sur quelques bancs du groupe Dem.)
Ne cessons jamais de rappeler une chose simple :
Si la Russie arrête de se battre, il n’y a plus de guerre ; si l’Ukraine arrête de se battre, il n’y a plus d’Ukraine.

Alors, je veux le dire très clairement, et plus encore après les échanges entre les présidents Trump et Zelensky : l’Ukraine n’a d’excuses à présenter à personne. Le peuple ukrainien ne mérite qu’une chose : le respect.
Je tiens à rendre hommage avec vous à ces femmes et ces hommes qui refusent la fatalité, la défaite, qui refusent tout simplement de disparaître. (Mêmes mouvements.) Plus encore en revenant d’Ukraine, plus encore après les événements de ces derniers jours, je crois qu’il n’y a pas de question plus forte, plus existentielle, plus révélatrice aussi, que la position de chacun de nous sur le conflit en Ukraine. Plus forte, parce qu’il est clair que nous sommes à un point de bascule. Ce qui se joue en Ukraine, ce n’est pas seulement l’avenir d’un pays souverain : ce sont aussi les intérêts de la France et des Français qui sont en danger.
Qu’on le veuille ou non, cette guerre nous concerne aussi, et de son issue dépendra une part de notre avenir. Si, pour certains, le simple fait de défendre une démocratie agressée ne suffit pas à vaincre les réticences, alors qu’ils pensent aux conséquences matérielles et sociales pour la France et les Français. Car oui, une victoire de la Russie aurait des conséquences dévastatrices, y compris pour nous. Je pense à notre approvisionnement en énergie, à notre accès aux céréales, au pouvoir d’achat des Français, qui seraient confrontés à une inflation puissance 10 ; je pense à des mouvements de populations sans précédent, ainsi qu’à la sécurité de l’Europe.
Le coût d’une victoire de la Russie serait donc infiniment plus fort que ne l’est celui d’un soutien à l’Ukraine. Ce n’est pas une guerre lointaine qui se joue, c’est la vie quotidienne des Français qui est en première ligne.
Je crois, ensuite, qu’il n’y a pas de question plus existentielle que l’avenir de ce conflit. La diplomatie est en danger de mort et elle pourrait être supplantée par un ordre mondial brutal, fondé sur la loi du plus fort et les instincts de prédation ; un ordre mondial vidé de son sens et de ses valeurs, où les démocraties libérales seraient incapables de se défendre ; un ordre mondial où les intérêts purement transactionnels auraient remplacé une communauté de valeurs et de destin.
Car derrière l’Ukraine, c’est l’Europe qui est en danger. Que personne ne soit dupe : Vladimir Poutine ne cherche qu’à gagner du temps pour reprendre son souffle, face à une résistance ukrainienne qu’il ne parvient pas à étouffer. Mais l’appétit du Kremlin est insatiable, et personne ne doit douter que derrière l’Ukraine, il y a la Moldavie, la Roumanie, les États baltes, la Pologne, la Finlande, l’Union européenne et l’Otan. Le régime russe ne tient désormais que par et pour la guerre. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR et sur quelques bancs du groupe Dem.)
Ce n’est pas seulement une affaire européenne : le monde entier regarde l’Ukraine. Si la loi du plus fort et la brutalité l’emportent impunément, qui sait quelles conséquences d’autres puissances pourraient en tirer ? Avec les brutes et les prédateurs, la faiblesse n’a jamais eu d’autre effet que de leur désigner leur prochaine victime.
Alors non, la France ne peut rester impassible. La France, pays des Lumières et terreau de la liberté, a une responsabilité. La France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne, a une responsabilité. La France, qui connaît trop bien le prix de la lâcheté et des paix de dupes, a une responsabilité. Je suis fier, monsieur le Premier ministre, que votre gouvernement, après les précédents, fasse bloc autour de l’Ukraine. Je suis fier d’avoir défendu et fait adopter à cette tribune, il y a quelques mois, à la place qui est aujourd’hui la vôtre, un accord de sécurité historique entre la France et l’Ukraine. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR, ainsi que sur quelques bancs des groupes DR et Dem.) Je suis fier de voir le président de la République s’imposer parmi les acteurs incontestables de la recherche d’une résolution du conflit et d’une réponse européenne forte.
Car ce conflit est aussi un grand révélateur. Ces dernières années, la France n’a jamais failli dans son soutien à l’Ukraine. Avec le président de la République, avec l’ensemble des gouvernements, avec les députés de mon groupe parlementaire, nous avons tenu le cap. Nous n’avons jamais hésité une seconde, jamais flanché face à la tentation de la reddition et d’une paix bâclée, dont les Français seraient aussi victimes. Nous n’avons jamais failli, et nous étions bien seuls. Bien seuls quand d’autres refusaient de voter le soutien à l’Ukraine, ici comme au Parlement européen. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe EPR.)
Bien seuls quand d’autres revendiquaient leur loyauté envers la Russie ou relativisaient la portée du conflit. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe Dem.) Bien seuls face à la légèreté de ceux qui se moquent du destin de la France et de l’Europe, n’ont pas de problème à voir un leader démocratiquement élu insulté en direct et ne s’opposent pas à une victoire russe qui barrerait lourdement la route à l’avenir des Français. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR, ainsi que sur quelques bancs du groupe Dem.)
Nous sommes dans un moment où le voile se déchire, où l’on s’aperçoit que l’instinct capitulard est en fait bien souvent un esprit de complicité. Nous avons déjà vécu tout cela.

Mme Le Pen nous donne des conseils de géostratégie, alors même qu’elle proposait, pendant la campagne présidentielle de 2022, une alliance en matière de défense avec la Russie ; alors même qu’elle disait encore, quelques jours avant l’invasion russe, que ce pays n’envahirait jamais l’Ukraine ; alors même qu’elle estimait, comme Jean-Luc Mélenchon, que les Ukrainiens ne tiendraient ni trois jours ni trois semaines – et voilà trois ans qu’ils résistent héroïquement ! (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR.)

Tout à l’heure, madame Le Pen, quand l’ensemble de l’hémicycle s’est levé pour applaudir et saluer le courage du peuple ukrainien, le seul groupe qui est resté assis et n’a pas applaudi, c’est le vôtre. Votre intervention l’a confirmé : l’Ukraine brûle et vous regardez ailleurs, encore une fois. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR, ainsi que sur quelques bancs des groupes DR et Dem.)
Honte au Rassemblement national ! Honte aux lepénistes !
Je reste convaincu que, face à la puissance des enjeux, l’esprit de responsabilité peut l’emporter. Le moment appelle l’unité ; il n’est pas trop tard pour se rallier à la seule ligne juste, celle qui assure la protection de la France et la sécurité des Français. Avec le groupe Ensemble pour la République, nous savons où sont nos valeurs et nous les défendrons jusqu’au bout.
Nous vivons une période d’accélération extraordinaire, où les vérités et les certitudes de la veille ne sont pas celles du lendemain, où le président des États-Unis peut être prêt à signer un traité avec l’Ukraine le matin et à malmener le président ukrainien l’après-midi, où le vice-président d’un pays allié peut venir insulter les Européens sur leur propre sol, et où chaque jour apporte son lot d’incertitudes et de contradictions. Dans cette période, je m’exprime devant vous avec trois convictions.
La première, c’est que le monde libre a besoin d’un nouveau leader. Les déclarations du président Trump sont claires : plutôt que les valeurs de démocratie et de liberté, seuls compteront désormais les intérêts économiques américains, et tous ceux qui tenteront d’émettre des réserves seront marginalisés. Il revient donc à la France, aux nations européennes, de prendre enfin la relève, de montrer au monde que tout n’est pas permis, que tout ne se vaut pas, que tout n’est pas deals et transactions. On ne monnaye pas la défense de la liberté, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
On ne monnaye pas le soutien à la démocratie. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR, ainsi que sur quelques bancs du groupe Dem.)
L’Europe doit devenir la nouvelle place forte de la liberté et de la démocratie. Cela ne signifie pas tourner le dos aux États-Unis – malgré les outrances, malgré l’indignation, il existe un chemin –, mais prendre notre avenir en main, ne plus avoir peur de notre propre puissance, penser, peser, exister par nous-mêmes.
Au-delà d’un nouveau leader, le monde libre a besoin d’une nouvelle grammaire, d’une nouvelle manière de fonctionner, d’une nouvelle organisation. Ces dernières décennies ont été marquées par la lente agonie de certaines de nos organisations multilatérales. Former une communauté nécessite de partager des principes, des lois et des valeurs : le concept de communauté internationale n’existe plus.
Nous devons en prendre acte et bâtir une alliance qui ne se borne pas aux frontières de l’Europe, mais rallie tous ceux qui refusent l’avènement de la loi du plus fort, l’effacement de nos valeurs.
C’est là ma deuxième conviction : puisque certaines grandes puissances ne comprennent plus que le rapport de force, assumons le ! Si la défense ukrainienne est dépendante de l’aide américaine, l’Ukraine subira les conditions de paix voulues par d’autres. Une place à la table des négociations ne se quémande pas, elle s’impose. Il y a urgence à ce que l’Europe accroisse son soutien militaire à l’Ukraine : c’est ainsi que nous pourrons pallier un éventuel désengagement américain, que l’Ukraine, si l’on veut lui imposer une paix factice, pourra continuer de résister.
Afin de financer ce soutien supplémentaire, la France doit reconsidérer sa position concernant les avoirs russes gelés. Je comprends les préventions de certains à ce propos : je les ai partagées. Seulement, la situation a changé. La menace a franchi un nouveau palier. Avant d’envisager de faire payer les Français, les Européens, consacrons à l’Ukraine les près de 300 milliards d’euros que représentent ces avoirs ! (Applaudissements sur quelques bancs des groupes EPR et Dem. – Mme Stella Dupont applaudit également.)
Par ailleurs, l’heure est venue d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, qui mène depuis des mois des réformes fortes, courageuses, afin de pouvoir intégrer l’Union européenne. Cette adhésion rapide constituerait un moyen de faire front lors des échanges à venir, ainsi que d’offrir à l’Ukraine, par la suite, des garanties de sécurité. Cela peut se faire de manière adaptée, avec des clauses de sauvegarde pour notre agriculture, par exemple.
Cette observation m’amène à mon troisième point : la période actuelle ne doit pas susciter la tétanie, mais le sursaut.

Dans leur aveuglement, les nouveaux empires qui nous mettent au défi ont commis une erreur d’appréciation : ils croient notre vieux continent fatigué de sa propre histoire et n’y voient pas couver une toute jeune communauté, si jeune que, dans sa naïveté, elle a longtemps pris pour argent comptant les discours sur sa faiblesse prodigués à dessein, mais qui vient peut-être de s’éveiller à elle-même, de prendre conscience de sa force, d’assumer son aspiration à l’indépendance, à la souveraineté. Ces dernières semaines, le temps des illusions a enfin cessé.
À l’Élysée il y a deux semaines, hier à Londres, dans un format plus large, je veux croire que les nations européennes ont ouvert les yeux. L’Europe n’étant la vassale de personne, notre objectif doit tenir en deux mots : zéro dépendance.
Les résultats des récentes élections en Allemagne nous fournissent une occasion historique de progrès en ce sens. Accélérons ce qui a été entamé depuis 2017, notamment à l’initiative de la France, atteignons l’autonomie stratégique ! Instaurons pour l’Union une garantie de sécurité collective qui ne doive rien à qui que ce soit. Accroissons nos dépenses militaires – notre pays le fait depuis huit ans – et excluons les du calcul des 3 % de déficit : c’est la condition d’un réarmement européen. (Applaudissements sur les bancs du groupe EPR, ainsi que sur quelques bancs du groupe Dem. – M. Jean-Louis Thiériot applaudit également.) Créons une base d’industrie et de défense européenne bien plus ambitieuse, en travaillant à des programmes industriels communs et en imposant la préférence européenne.
N’ayons pas peur, en vue de financer nos programmes de défense, d’émettre de la dette en commun. Face au covid-19, nous avons su le faire ; faisons de même pour préparer l’avenir.(Applaudissements sur quelques bancs du groupe EPR.) Au-delà de la défense, étendons cette logique à tous les domaines. Cessons de craindre l’indépendance, construisons la – une indépendance industrielle, en simplifiant nos règles et en assumant, je le répète, la préférence européenne ; une indépendance technologique, grâce à des investissements communs et massifs, notamment dans l’intelligence artificielle ; une indépendance financière, en achevant enfin l’union des marchés de capitaux, ce qui nous donnera la force et la capacité d’investissement nécessaires. N’ayons pas peur : l’Europe doit cesser de s’excuser d’exister. Pour réussir, pour s’imposer, elle a toutes les cartes en main.
L’Europe a d’abord été une culture, puis une raison ; elle doit devenir une force – une force de paix, de prospérité, une force tranquille. Monsieur le premier ministre, vous pourrez compter sur mon groupe pour défendre encore et toujours une Union européenne plus puissante, plus indépendante.
C’est là notre ADN, ce que nous faisons depuis 2017, avec le président de la République. L’heure d’une grande accélération a sonné. Rien n’est écrit : il y a trois ans, beaucoup ne donnaient pas deux semaines à l’Ukraine avant qu’elle ne s’effondre ; elle est toujours debout. Depuis trois ans, malgré la souffrance du deuil, le drame de la destruction et la brutalité de l’invasion, malgré les horreurs des bombardements, l’utilisation du viol comme arme de guerre, les déportations d’enfants vers la Russie, les Ukrainiens résistent héroïquement, nous montrant l’exemple d’un peuple qui se bat pour son pays, bien sûr, mais aussi pour la démocratie, pour la liberté, pour l’Europe. Puissions nous, nous autres Européens, puiser dans son impressionnant courage la force de réagir, de nous affirmer, ne plus fuir le rapport de force, assumer enfin notre puissance !
L’histoire jugera durement ceux qui ont tourné le dos à l’Ukraine ; elle sera intraitable à l’égard de ceux qui ont cru pouvoir pactiser avec la Russie ; mais être du bon côté de l’histoire ne suffit pas, encore faut-il l’écrire. Nos valeurs ne sont rien si nous ne nous tenons pas prêts à les défendre. Nous ferons bloc : l’avenir de la France, l’avenir de l’Europe en dépend.
L’Ukraine vaincra. L’Europe sera.
(Les députés du groupe EPR se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur plusieurs bancs des groupes DR et Dem.)
[1] Mandeville, Laure – « Qui est vraiment Donald Trump » — Équateurs (2016)
Voir également :
- « François Bayrou : Nous avons basculé dans un autre monde » — (2025-0303) —