Pourrait-on, ailleurs qu'à Berlin, dialoguer avec une organisation cryptocommuniste, militant ouvertement pour la suppression des services de renseignement, sur la nécessité dans une démocratie d’avoir recours à de tels services ? Double pari tenu par l’église protestante d’Allemagne et le GKND. Chaque pays a ses vertus…
Cette tribune © a été publiée dans la revue Défense [1]. Nous la reproduisons ici avec l'autorisation de son auteur, Joël-François Dumont (*). Berlin/Paris, le 15 février 2006.
Pourrait-on sérieusement imaginer un colloque à Paris réunissant, côte à côte, des représentants des services de renseignement en activité, au plus haut niveau (DGSE, DST, RG, DRM, DPSD), des parlementaires représentant tout l'éventail politique, sous l'égide de la plus grand église du pays, d'une association d'anciens membres des Services et d'une organisation citoyenne de gauche militant ouvertement pour la suppression de ces mêmes services considérés comme une menace pour les libertés publiques et individuelles?
Programme et organisateurs du colloque de Schwanenwerder (Berlin)
On peut raisonnablement en douter. Et bien, une telle réunion s'est tenue à Schwanenwerder du 25 au 27 novembre dernier, au siège de la fondation de l'Église protestante d'Allemagne, dans les faubourgs de Berlin.
Quatre organisateurs: l'Académie de l'Église protestante, le Gesprächskreises Nachrichtendienste in Deutschland (GKND), ou Cercle des Services de Renseignement,[2] la fondation du Parti libéral FDP [3] et l'Humanistische Union, dont les représentants auront mis six mois pour mettre sur pied ce « premier dialogue » pour le moins inattendu, en organisant un colloque de qualité avec pas moins de 25 conférenciers venus d'Allemagne, mais aussi de Bruxelles, de La Haye, de Paris ou d'ailleurs. Avec dans le public, autant d'experts qualifiés auxquels s'étaient joints des contestataires professionnels, bien entraînés…
Ulkrike Poppe, Wolbert Smidt et Sönke Schmidt : les échanges sont courtois…
On aurait pu s'attendre à un échange de banalités. Il n'en fut rien, tout au contraire.
Le pari de Wolbert Smidt, président du GKND [2] a été tenu.
Wolbert Smidt, ancien 1er directeur au BND, président du GKND
Pour dire vrai, certains spécialistes venus de France, de Suisse ou d'autres pays, à part peut-être des Pays-Bas, voyaient mal quel type de dialogue on pouvait bien instaurer sur de tels sujets, sur la place publique, en présence de journalistes, avec une organisation comme l'Humanistische Union!
Chaque pays a ses vertus. Il faut savoir qu'en Allemagne, il n'y a pas de tabou, particulièrement en politique, dans un pays où la recherche du consensus le plus large est une vieille tradition. Convaincre, informer, écouter, sont des qualités qui ne sont pas limitées outre-Rhin au monde de l'entreprise. Les Allemands ne demandent qu'à être convaincus, et souhaitent que les décisions importantes soient collégiales. Pour avoir d'abord été débattue, combattue et finalement acceptée, une décision aura toutes les chances ensuite d'être respectée par le plus grand nombre. D'où cette recherche permanente du dialogue, les services de renseignements allemands ne faisant pas exception à la règle.
Les députés allemands sont jaloux de leurs prérogatives. L'Allemagne est un pays où les commissions parlementaires sont très puissantes et où le Chancelier lui-même doit négocier avec ses ministres et ne peut imposer ses vues. Parmi les intervenants, cette parlementaire des verts au Parlement européen, Angelika Beer, entend savoir si la menace nucléaire iranienne est sérieuse ou pas et demande aux responsables des services allemands ou étrangers dans la salle de l'informer. Les membres allemands du Parlement européen exigent d'être tenus au courant de la situation internationale et n'entendent pas se contenter de la lecture des journaux.
Mme Angelika Beer, député au Bundestag (Les Verts)
Il n'y a pas si longtemps, lors de la guerre du Kosovo, les verts, alliés aux sociaux-démocrates, avaient menacé de quitter la coalition gouvernementale, si des informations précises ne leur étaient pas transmises avant de donner leur accord à l'engagement de troupes allemandes. La « dépendance » en matière de renseignement – particulièrement quand un pays est engagé militairement – est non seulement « inacceptable politiquement » mais « inimaginable par l'opinion publique ». Les Américains n'ayant pas pour habitude de partager le renseignement stratégique, leurs alliés doivent souvent se débrouiller.
Il faut préciser que les services allemands jouissent d'une bonne image de marque en République fédérale. La récente et discrète solution trouvée au problème d'un otage allemand en Irak a montré un savoir-faire discret et efficace et les Allemands ont pris ombrage des méthodes américaines à cette occasion, étant convaincus qu'une indépendance dans un tel domaine de souveraineté n'était pas un mal, mais bien une nécessité. Dans leur grande majorité, les Allemands « font confiance » et jugent leurs services « plutôt efficaces ». A l'Est, le souvenir de la STASI – après celui de la toute aussi sinistre Gestapo – est encore présent dans la mémoire collective d'une population qui, avec la réunification, retrouve le sens du mot démocratie.
En Allemagne, il n'y a pas de tabou, particulièrement en politique…
Les Allemands ne sont pas plus anti- ou pro-américains que d'autres, ils ont de fait toujours misé sur le rôle important qu'ils se voient appelés à jouer au sein d'une Europe élargie à l'Est et estiment avoir donné la preuve qu'ils étaient des alliés fidèles à l'Ouest. Mais qui dit allié ne dit pas « proxy » ou supplétif, et Madame Merkel ne s'est pas gênée récemment pour rappeler au Secrétaire d'Etat américain ce qu'elle pensait de l'emploi du territoire allemand par la CIA pour enfreindre la Loi fondamentale et les lois allemandes.
Dans un pays qui est sans doute l'un des seuls au monde où chaque citoyen peut individuellement saisir la Cour fédérale de Karlsruhe s'il juge ses droits bafoués, dans un pays où même les puissants ne sont pas à l'abri d'une justice respectée, la notion d'État de droit est permanente. C'est sans doute une raison pour laquelle on trouve beaucoup d'avocats ou de juristes professionnels dans les services outre-rhin où le respect des procédures et du droit sont des règles quasi-absolues.
Hans Elmar Remberg, vice-président du Bundesverfassungsschutz
Pour les Allemands, ces services sont amenés à jouer un rôle considérable : qu'il s'agisse de la lutte contre le grand banditisme, la criminalité organisée, les systèmes mafieux qui s'emparent d'États défaillants, de groupes terroristes ou d'États susceptibles d'exporter la terreur. Le secret est naturellement à la base de leur métier, de même que la surveillance des journalistes ou des diplomates fait partie de leur travail.
Sur proposition du précédent gouvernement dirigé par le Chancelier Schröder, le Bundestag a voté un premier « Anti-Terror Paket », une série de mesures avec une rallonge supplémentaire de 3 milliards de Marks (1 milliard et demi d'Euros) dans le budget 2002. Les privilèges religieux accordés à des associations ont été supprimés le 8 décembre 2001 et le code pénal modifié le 1er septembre 2002.
La majorité des Allemands « fait confiance » et juge leurs services « plutôt efficaces »…
Dans « l'Anti-Terror Paket 2 », tous les services, qu'il s'agisse du Bundesnachrichtendienst (le service extérieur équivalent de notre DGSE), le BND, le Bundesamt für Verfassungsschutz (BfV) (qui regroupe à la fois la DST et les RG), le Bundeskriminalamt (BKA: la police criminelle fédérale) et la Bundespolizei, ancienne Bundesgrenzschutz (police des frontières) ont vu leurs moyens augmenter. De nouvelles lois ont été votées ayant trait au droit d'asile et au séjour des étrangers en Allemagne, au trafic aérien, au droit d'association, et aux papiers d'identité.
L'un des objectifs de ce colloque était d'arriver à « un équilibre entre les impératifs de sécurité » et « la liberté des citoyens en Europe », l'objectif pour les intervenants étant de démontrer la pertinence du contrôle parlementaire, tel qu'il fonctionne en Allemagne et de voir si aucune « dérive » n'était possible au nom de « la guerre contre le terrorisme ».
L'assurance recherchée est que ces mêmes services ne cherchent pas à tirer profit des moyens mis à leur disposition pour transformer leurs effectifs en une police politique ou en un groupe de pression qui manipulerait l'information stratégique destinée aux plus hautes autorités de l'Etat.
Les Allemands sont donc relativement satisfaits. Et citent la coopération franco-allemande comme un modèle.
Le Major-général Joop van Reijn
L'exemple néerlandais est assez proche. Le Major-général Joop van Reijn, ancien directeur du Service de Sécurité et de Renseignement néerlandais (Renseignement militaire) a aisément convaincu que dans son pays, le Parlement était informé de ce qu'il avait à savoir, étant entendu que la partie opérationnelle demeurait toujours secrète pour des raisons évidentes. Les derniers événements semblent avoir donné au parlement des Pays-Bas l'envie de renforcer la législation pour éviter que le pays ne devienne à son tour un éventuel théâtre d'opération livré aux groupes extrémistes, voire terroristes. Tous les services (AIVD, MIVD, NSO), les polices nationale, militaire et régionales, les services d'immigration, les douanes et d'autres services spécialisés dans la finance coopèrent désormais. « La sécurité est plus importante que la vie privée » reconnaît à contrecœur le général van Reijn qui se félicite, lui aussi, de l'excellente coopération européenne en rappelant que c'est à La Haye que se trouve Europol..
Jürgen Storbeck, ancien directeur d'Europol
Par chance, parmi les conférenciers se trouvait un autre juriste de formation, Jürgen Storbeck, l'un des fondateurs en 1992 à Strasbourg d'Europol dont il vient tout juste de quitter la direction à La Haye pour devenir le responsable de la sécurité allemande dans le monde arabo-musulman. L'édifice a été « long à construire », mais aujourd'hui, la voie semble tracée. Europol pourrait cependant faire encore beaucoup mieux, si certains États décidaient d'y mettre un peu du leur.
Frank Rainer Asbeck, directeur du Centre satellitaire européen de Torrejón
Par chance, parmi les conférenciers se trouvait un autre juriste de formation, Jürgen Storbeck, l'un des fondateurs en 1992 à Strasbourg d'Europol dont il vient tout juste de quitter la direction à La Haye pour devenir le responsable de la sécurité allemande dans le monde arabo-musulman. L'édifice a été « long à construire », mais aujourd'hui, la voie semble tracée. Europol pourrait cependant faire encore beaucoup mieux, si certains États décidaient d'y mettre un peu du leur.
Le général François Mermet, ancien DGSE
En France, la qualité des services, en matière de terrorisme notamment, est reconnue de par le monde. On n'imagine mal des "cabinets noirs" ou des officines clandestines au service des intérêts personnels des gouvernants alors que les « services » sont en fait des administrations à part entière, situées au cœur même de l’appareil d'État. Pour le général François Mermet, ancien DGSE, « il existe une longue et riche tradition de dénonciation et de caricature commençant avec les opposants sous le Ier Empire et se poursuivant tout au long du XIXe siècle, jusqu’aux associations de défense des libertés publiques et des droits des individus à la fin du XXe siècle.»
Comme tous ses prédécesseurs, le général Mermet – après avoir regretté qu'à de trop rares exceptions près, les hommes politiques français soient contrairement à la Grande-Bretagne, à l'Allemagne ou aux États-Unis peu « intelligence-minded» … rappela que « les parlementaires exercent un contrôle de fait sur les services à l’occasion du vote du budget des services ainsi que lors de l’audition des responsables des services dans le cadre des commissions d’enquêtes (Rwanda, Bosnie). » De plus, les présidents des commissions parlementaires de la défense sont reçus régulièrement à la DGSE, notamment à l’époque des débats budgétaires.
Enfin, le contrôle des fonds spéciaux qui financent l’ensemble des activités opérationnelles est effectué par une commission spéciale de vérification composée de députés, de sénateurs et de magistrats de la cour des Comptes. En fait ce contrôle va bien au delà de la seule régularité comptable.
L’expérience des commissions étrangères n’est pas probante. Le dispositif aux États-Unis est particulièrement lourd et consommateur d’énergies, il est également source d’indiscrétions et n’empêche pas les dérapages (Armes de Destructions Massives en Irak, Guantanamo …)
S’agissant plus particulièrement de la police, à l’exemple de la « Police Complaints Authority » britannique, la France possède depuis juin 2000 une « Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité » chargée de veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République. Composée de parlementaires et de magistrats, elle peut être « saisie par les victimes par l’intermédiaire d’un député ou d’un sénateur… »
« Les médias français sont en général assez discrets sur les services, car les Français pensent que ceux ci relèvent de l’exécutif qu’ils ont choisi et qu’ils doivent rester discrets. Par contre ils sont très réactifs pour des affaires qu’ils jugent illégales et injustes comme l’affaire Dreyfus ou les écoutes illégales de l’Élysée. » Autrement dit, la presse française réagit comme la presse allemande et il n'y aura bientôt plus d'exception française dans le domaine du contrôle parlementaire.
Une fresque célébrant l'attentat qui a tué l'ancien patron des patrons allemands…
Avant de quitter Berlin, on doit toutefois s'interroger sur le fait qu'en quinze années d'existence, l'Humanistische Union n'ait pas pris le temps de condamner dans ses campagnes la STASI pour ses violations permanentes des droits de l'homme et que ses regards ne se soient tournés que vers les services ouest-allemands pour réclamer sans cesse leur dissolution dans des termes ressemblant à s'y méprendre à la propagande en vigueur à Berlin-Est.
« Une balle pour chacun »… A 300 mètres de l'ancienne prison du siège de la Gestapo
Quand on longe la Wilhelmstrasse à Berlin, à la limite des deux anciens secteurs, une centaine de mètres après le siège de la Gestapo, on ne peut qu'être troublé par un immeuble où sont domiciliés des « communards » de la « mouvance » (Umfeld), un lieu qui ne lasse pas d'intriguer les services occidentaux. Sur les façades, des fresques gigantesques sont censées magnifier l'assassinat de l'ancien patron des patrons allemands. Un vrai symbole à deux cents mètres à peine de l'ancien mur de la honte aujourd'hui, l'apologie d'un meurtre que la Loi française ne permettrait certainement pas…
Joël-François Dumont
(*) Auditeur à l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) et rédacteur en chef adjoint de la revue Défense.
[1] Défense N°119 daté de Janvier-février 2006. Revue bimestrielle de l'Union des Associations des Auditeurs de l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN). Abonnements: BP 41-00445 Armées.
[2] Gespächskreis Nachrichtendienste in Deutschland e.V. (GKND)
[3] Friedrich-Naumann Stiftung
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