« Les Ukrainiens combattent et souffrent pour la survie de leur pays, mais ils sont aussi aux avant-postes de la défense de toutes les valeurs qui sont celles des Européens, sans lesquelles il ne saurait y avoir ni liberté, ni prospérité. » Quentin Dickinson revient cette semaine sur son éditorial du 18 janvier. « Ce que nous vivons depuis le 24 février de l’année dernière n’est pas une affaire post-impériale entre deux États dont nous pourrions nous désintéresser, pour nous concentrer sur notre zone de bien-être en Europe, dont nous ne mesurons pas la rareté ni la vulnérabilité. C’est précisément du maintien de notre mode de vie, du respect de l’individu, de la protection sociale qu’il s’agit. Ce n’est pas seulement l’État-providence, c’est aussi l’état de droit qui est en cause.»
Éditorial européen de Quentin Dickinson — Euradio[*] — Écouter cet éditorial —
Sommaire
Laurence Aubron : Aujourd’hui, Quentin Dickinson, vous voulez nous parler d’un dessin, je crois…
Quentin Dickinson : Le dessin représente un couple, debout sur une plage ; à leurs pieds, deux jeunes enfants jouent dans le sable. Derrière une petite crique aux eaux scintillantes sous le soleil du matin, on aperçoit les terrasses animées de restaurants du bord de mer.
Mais en y regardant de plus près, en dessous de cette scène idyllique, on découvre que, fragile, elle repose entièrement sur des souterrains où quantité d’hommes et de femmes en tenue militaire, certains d’entre eux blessés, combattent avec acharnement un ennemi que l’on devine terrible, mais que l’on ne voit pas.
Ce dessin, dû à un artiste dont on ne connaît pas l’identité, résume avec force la difficulté qu’ont les Ukrainiens à nous faire comprendre, à nous, les Européens de l’ouest, qu’ils se battent certes pour défendre leur pays contre l’envahisseur russe, mais qu’en réalité, ils constituent aussi et surtout la première ligne de défense de notre confortable mode de vie – car, disent-ils, si nous sommes vaincus, n’imaginez pas que Poutine s’arrêtera là.
Laurence Aubron : Et vous dites qu’on aurait dû comprendre ce message depuis longtemps, mais que nous avons fait fi des avertissements successifs…
Quentin Dickinson : C’est vrai. Depuis une trentaine d’années, face aux pions avancés méthodiquement par le Kremlin, notre cécité n’a eu d’équivalent que notre surdité.
Un rappel de nos renoncements et frilosités successives
Souvenez-vous :
1991, la Russie attaque la Moldavie et l’ampute de tous ses territoires le long de la rive orientale du Dniestr, pour y installer un pouvoir fantoche à ses ordres et une importante présence militaire permanente.
Réaction chez nous : Oui, mais les gens n’y parlaient que le russe, et des impérialistes daces voulaient leur imposer l’usage de la langue roumaine. On peut comprendre qu’on ne laisse pas faire ça.
- 2008, la Russie attaque la Géorgie et en annexe deux territoires, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Réaction chez nous : Oui, mais c’est loin, et on n’en a jamais entendu parler. Oublions.
- 2014, la Russie attaque l’Ukraine, et en annexe un vaste territoire, la Crimée.
Réaction chez nous : Oui, mais il paraît que c’était à eux avant, et puis il y a eu un référendum. Passons.
- 2014 toujours, la Russie organise l’insurrection armée dans l’est de l’Ukraine, s’approprie dix pour cent du territoire du pays qu’elle finira par annexer officiellement.
Réaction chez nous : Oui, mais on dit que c’est à la demande de russophones que Kyev voulait contraindre à parler l’ukrainien. Ce n’est pas notre affaire.
- 2022, la Russie envahit l’Ukraine par le nord et par l’est.
Réaction chez nous : Oui, mais quand même, l’OTAN l’avait bien provoquée, et l’Ukraine, pays totalement corrompu, était dirigée par des nazis toxicomanes.
Une mention spéciale
J’arrête là le navrant rappel de nos renoncements et frilosités successives. Au passage, cependant, une mention spéciale pour tous ceux, parmi nous, qui affirment haut et fort que notre démocratie parlementaire ne vaut pas tripette, et que notre salut ne sera dû qu’à l’installation chez nous d’un pouvoir fort, comme celui qu’incarne M. Poutine.
Qu’ils demandent donc à ce propos l’avis des Géorgiens et des Criméens, des Moldaves et des Ukrainiens – notamment.
Laurence Aubron : Alors, justement, comment ceux-ci voient-ils leur avenir ?…
Quentin Dickinson : L’immense majorité de la population (et la plupart des gouvernements) de ces pays lorgne en direction de l’Union européenne ; la guerre d’Ukraine aura parallèlement déclenché un intérêt sans précédent pour l’OTAN.
Désir d’Europe à l’Est, désenchantement à l’Ouest ?
Lors des récentes – et impressionnantes – manifestations à Tbilissi, capitale de la Géorgie, une marée humaine portait horizontalement et côte-à-côte deux immenses drapeaux : la croix de Saint-Georges, rouge sur fond blanc, de la Géorgie, et les douze étoiles jaunes sur fond bleu de l’Union européenne.
La chance que nous avons à l’ouest nous est enviée à l’Est
Leur désir d’Europe, c’est celui d’un avenir – un avenir de prospérité accrue, mais aussi d’un système démocratique et transparent, dépollué de toute corruption, fondé sur le respect de l’État de droit et des valeurs humanistes.
Écouter également : La semaine de Quentin Dickinson : Cette semaine, « Chez les Européens, on peut dire que la Chine n’est pas vraiment à la fête ?» — 2023-0314 —
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