Depuis le retour de Donald Trump, l’Europe ne traverse pas une crise diplomatique, elle vit une humiliation morale et existentielle. Chaque matin, le Vieux Continent se réveille avec la gueule de bois, suspendu aux errances numériques d’un homme qui le méprise.
Ce n’est plus de la diplomatie, c’est un supplice quotidien où nos dirigeants, tétanisés, semblent accepter l’inacceptable : l’abandon de leurs alliés, le piétinement de leurs valeurs et la vassalisation de leurs intérêts, tout en guettant un sourire du bourreau. Comment en est-on arrivé à ce degré de soumission ?

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin)
Sommaire
par Joël-François Dumont — Paris, le 13 décembre 2025.
I : Le constat
Depuis l’élection de Donald Trump, l’Europe vit un supplice au quotidien. Nos dirigeants sont suspendus au moindre tweet sur son réseau social (le terme de « social » semble là mal choisi pour désigner cette plateforme) ; on attend le lendemain le contraire de ce qu’il a dit la veille. Même si le personnage semble très limité dans son vocabulaire, à défaut d’érudition, ses défauts sont immenses. Imbu de lui-même, le terme de narcissisme semble l’exonérer d’autres turpitudes mentales que les psychologues ont diagnostiquées sans risque d’erreur. Menteur, tricheur, jouisseur, égoïste, en un mot beaucoup voient aux États-Unis Donald Trump en « bouffon de l’Amérique ». Et encore, on n’a pas encore vu par le menu la profondeur du personnage qui, pendant des années, a revendiqué être l’ami le plus proche de Jeffrey Epstein, le qualifiant de « type formidable ».[01]
1: L’humiliation
Les faits sont là. L’Europe se voit trahie de jour en jour, l’Ukraine abandonnée à un prédateur certes moins lubrique mais plus structuré et méthodique qui gère une armée mafieuse de tueurs prêts à tout pour préserver leur système. Assister au quotidien aux flatulences verbales de Trump est pénible, mais il est encore plus dur de voir nos dirigeants européens à genoux, la bouche ouverte, en redemander en louant les qualités et le génie d’un bouffon qui rêve d’égaler son modèle de mâle alpha, Vladimir Poutine.
Tous ceux qui ont connu l’Amérique et les Américains semblaient convaincus qu’une démocratie mondiale était capable de gérer cela. On imaginait le Congrès tout puissant siffler la fin de la récré en retrouvant ses marques et en se réinvestissant dans le domaine qui est le sien : légiférer en maintenant l’Amérique.

Ce que l’on voit n’en donne pas l’impression. Accepter l’idée qu’un tel personnage puisse faire peur à des gens intelligents est au-dessus de nos forces. Tous nos dirigeants se sont couchés.
Un ancien responsable du renseignement qui connaît bien le dossier a répondu quand on lui a demandé si Trump était ou avait été un agent russe. Sa réponse a surpris : « non, car le personnage est trop imprévisible et ingérable pour être un espion classique.» Par contre, comme agent d’influence ou atout (Asset), oui, les Russes ont investi dans le personnage car son ego et sa fortune (qu’ils ont aidé à consolider) pouvaient bien « servir demain ».[02][03]
Illustration AI © European-Security
Les racines du divorce : Anthropologie d’une rupture annoncée : (2) L’analyse
Pour comprendre cette énigme, il ne faut plus regarder les tweets du jour, mais rouvrir les livres d’Histoire. Quatre noms viennent à l’esprit pour s’être penchés sur ce grave sujet. Ils nous offrent les clés géopolitiques, anthropologiques et spirituelles de notre vassalisation.
Ce divorce n’est pas un accident, il était écrit. Quatre grands esprits avaient théorisé cet éloignement inéluctable.
I. Les grands esprits : La prophétie de l’abandon
1. Charles de Gaulle : Le Réalisme Froid

Le Général avait tout vu. Pour lui, la « coupure du cordon » n’était pas un risque, mais une certitude différée. Il savait que les États n’ont pas d’amis, seulement des intérêts. Sa formule sur la fragilité des alliances reste célèbre :
« Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure. »[04]
De Gaulle avait compris que la protection américaine était un parapluie que Washington fermerait dès que l’orage ne menacerait plus son propre sol :
« Le grand peuple américain… ne sacrifiera jamais ses intérêts fondamentaux aux nôtres. Ils nous aideront si c’est leur intérêt, ils nous abandonneront si c’est leur intérêt. »[05]
2. Alexis de Tocqueville : La prophétie de la divergence
Dès 1835, Tocqueville voyait déjà l’Amérique s’éloigner. Il avait perçu que ce peuple, parti d’un point différent, suivrait une trajectoire solitaire et titanesque, la rendant étrangère aux échelles européennes.
« Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui… semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains… Chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde ».[06]
Tocqueville nous enseigne que l’Amérique est une île-continent. Son destin la pousse inéluctablement à se détourner de la péninsule européenne pour se concentrer sur elle-même ou sur le Pacifique. En filigrane, il annonçait la marginalisation de l’Europe. Si l’Amérique tient « la moitié du monde », elle n’a plus besoin de sa mère patrie européenne.
3. Régis Debray : Servitude volontaire et sortie de l’histoire
Si les deux premiers expliquent le départ de l’Amérique, Régis Debray explique la paralysie de l’Europe. Pour lui, le problème n’est pas le maître, mais l’esclave qui refuse d’être libre. Il décrit une Europe devenue un « parc à thème » qui préfère le confort de la soumission, une maison de retraite dorée qui sous-traite son existence.

« Un protectorat qui se prend pour une puissance, c’est comme un eunuque qui se prend pour un don Juan. »[07]
L’Europe accepte les humiliations parce qu’elle a peur du vide. Elle est devenue « Gallo-Ricaine », mentalement colonisée. Tant que l’Europe ne quitte pas « l’Occident » américanisé, elle restera une province périphérique de l’Empire.
4. Emmanuel Todd : Le Divorce anthropologique : L’Amérique prédatrice
Enfin, Emmanuel Todd apporte la clé finale. L’anthropologue Emmanuel Todd renverse la table. Pour lui, l’Amérique ne nous « lâche » pas par indifférence, elle nous « vampirise » pour survivre. Il démontre que l’Amérique n’est plus ce « grand frère » protecteur, mais une puissance prédatrice et instable.

« Les États-Unis sont devenus un problème pour leurs alliés et non plus une question… L’Amérique ne peut plus vivre que par la ponction sur le reste du monde. Elle est passée du stade de protecteur bienveillant à celui de prédateur nécessaire.»[08]
L’Amérique a besoin de conflit pour maintenir son hégémonie financière, tandis que l’Europe a besoin de paix pour maintenir sa prospérité sociale. Le divorce est donc inscrit dans nos gènes culturels.
On pourrait encore ajouter parmi ces prophètes François Mitterrand, Paul Valéry et Oswald Spengler…
5. François Mitterrand
À la fin de sa vie, Mitterrand, pourtant allié fidèle des USA durant la Guerre Froide, a confié à Georges-Marc Benamou une vision très sombre et prémonitoire de la relation transatlantique. Il sentait cette « coupure » venir sur le terrain économique et civilisationnel.

« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. […] Les Américains sont très durs, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde.»
6. Paul Valéry
Bien qu’il soit poète et philosophe, Paul Valéry a écrit des textes politiques d’une acuité tranchante après la Première Guerre mondiale. Il a compris le premier que l’Europe, en s’appuyant trop sur l’extérieur, allait devenir une simple province du monde, et que l’Amérique (le Nouveau Monde) prendrait le relais avant de se désintéresser de ce « petit cap ». Das la crise de l’esprit, Valéry écrit :
Paul Valéry — Photo Henri Manuel

« L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? »
7. Oswald Spengler

Citons enfin le philosophe allemand, dans son œuvre majeure Le Déclin de l’Occident, qui théorise que les civilisations sont comme des organismes vivants : elles naissent, elles mûrissent et elles meurent.
Pour Spengler, la culture « faustienne » (européenne) allait s’épuiser et laisser place à la « civilisation » technique et froide, incarnée par l’américanisme.
L’idée sous-jacente est que l’Amérique est la suite de l’Europe, mais une suite qui s’émancipe totalement de ses racines pour devenir pure volonté de puissance, coupant ainsi le cordon spirituel avec le Vieux Continent.
Oswald Spengler — Photo Wikipedia
II. Le secret anthropologique (Pourquoi ils ne nous comprennent pas)
Pourquoi ce dialogue de sourds ? Emmanuel Todd l’explique par l’inconscient familial. L’incompréhension entre l’Europe et l’Amérique n’est pas qu’une question de politique, c’est une question de structure mentale héritée de nos familles.
Le malentendu entre l’Europe et l’Amérique n’est pas seulement politique, c’est aussi une question de mentalités que nous avons héritées de nos familles.
La « famille nucléaire absolue » (Modèle anglo-saxon)
Le monde anglo-saxon repose sur un modèle très spécifique : l’individualisme pur. On quitte les parents tôt, et surtout, les parents ont le droit de déshériter leurs enfants (liberté testamentaire totale). Conséquence politique : Si l’on accepte l’inégalité dans la famille, on accepte l’inégalité dans la société. L’Amérique ne voit pas ses alliés comme des « frères » (solidarité éternelle) mais comme des partenaires temporaires qu’on peut abandonner si nécessaire. Elle n’a pas le gène de la fidélité dans son ADN politique.

Le drame du couple franco-allemand : Le blocage
L’Europe est elle-même divisée par ses inconscients familiaux et bloquée par une incompatibilité interne :
- L’Allemagne (Famille souche) : Valorise l’autorité et la discipline. Traumatisée par l’Histoire, elle a besoin d’un « père » fort (l’Amérique) pour se sentir en sécurité. Elle se voit comme un marchand économique. L’Allemagne, traumatisée par l’histoire, préfère se soumettre au « père » américain (achat de F-35, gaz de schiste) plutôt que de construire une autonomie risquée avec la France.
- La France (Famille égalitaire) : Valorise l’égalité et l’universalisme. Elle rêve d’autonomie (« Sursaut »), mais se heurte à une Allemagne qui préfère se soumettre à Washington plutôt que de risquer l’aventure européenne.
III. Le destin biologique et spirituel (La guerre des ventres)
1. La guerre des ventres (Démographie) :
La puissance, c’est le nombre.

- L’Allemagne (C’est une maison de retraite) : Avec une population vieillissante, l’Allemagne refuse l’inflation et la guerre. Elle veut la stabilité à tout prix pour payer ses retraites, ce qui la rend docile face à l’Amérique et aveugle aux dangers.
- La Russie (La survie) : La guerre en Ukraine est une tentative désespérée de récupérer des populations slaves avant l’effondrement démographique russe.
- Les États-Unis (La prédation) : L’espérance de vie baisse aux USA, un fait unique en Occident. Pour maintenir sa puissance, l’Amérique doit « aspirer » les richesses et les cerveaux européens.
- La France : C’est l’anomalie positive. Grâce à son système social, elle fait encore des enfants. D’ici 2050, la France pourrait redevenir la puissance centrale face à une Allemagne dépeuplée.
IV. La crise spirituelle (Le « stade zéro » de la religion)
Enfin, le divorce est moral. Emmanuel Todd explique que l’effondrement du protestantisme a laissé l’Amérique dans un « stade zéro » de la religion.

- Le Narcissisme : Sans cadre moral commun (Dieu, la Bible, ou la Raison), l’Amérique sombre dans le culte du Moi. La vérité n’existe plus, seul compte le ressenti.
- La Folie : Le « Trumpisme » ou le « Wokisme » ne sont pas des politiques, mais des délires religieux de substitution.
- Le Fossé : L’Europe, vieille terre sceptique et fatiguée, regarde avec effroi cette Amérique devenue une secte géante et imprévisible.
Conclusion : L’avenir dure longtemps
Nous sommes à la croisée des chemins. L’Amérique s’éloigne, poussée par sa géographie, sa démographie et sa folie intérieure. L’Europe a le choix : rester le musée du monde, soumis et humilié (la « vassalisation heureuse »), ou accepter de couper le cordon pour devenir enfin adulte (le « sursaut »).
Comme le disait le poète Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Joël-François Dumont
Sources et légendes
[01] New York Magazine, « Jeffrey Epstein: International Moneyman of Mystery », 2002. Donald Trump y déclarait : « I’ve known Jeff for fifteen years. Terrific guy… It is even said that he likes beautiful women as much as I do.»
[02] The Guardian, « Donald Trump spying allegations: more likely useful idiot than Putin’s agent », analyse basée sur les travaux de l’ancien major du KGB Yuri Shvets et du journaliste Craig Unger, distinguant l’agent recruté de l’actif (« asset ») exploité pour sa vanité.
[03] Michael Morell (Ex-Directeur CIA), Tribune dans le New York Times, 5 août 2016. Morell y affirme que Poutine a fait de Trump un « agent involontaire de la Fédération de Russie » (unwitting agent).
[04] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Tome II, Éditions de Fallois/Fayard, 1997. Propos tenus le 2 juillet 1963.
[05] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Tome I, « La France reprend sa place », Éditions de Fallois/Fayard, 1994.
[06] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome I (Conclusion de la première partie), 1835.
[07] Régis Debray, L’Europe fantôme, 2019, et développements dans Civilisation, Gallimard, 2017.
[08] Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, Gallimard, 2024. Chapitre sur l’économie prédatrice des États-Unis.
Voir également :
- « L’Europe ou la chronique d’une servitude volontaire : (1) Le constat » — (2025-1212)
- « Europe or The Chronicle of a Voluntary Servitude: (1) The Finding » — (2025-1212)
- « Europa oder die Chronik einer freiwilligen Knechtschaft: (1) Die Festellung » — (2025-1212)
Décvryptage : Le courage d’être seul
L’humiliation actuelle de l’Europe face à une Amérique prédatrice n’est pas une fatalité, c’est un électrochoc nécessaire. Nous assistons en direct à la fin brutale d’une illusion : celle d’un Occident unifié sous une tutelle éternelle. Donald Trump ne nous « lâche » pas, il nous libère de force de notre servitude volontaire.
Le cordon est coupé ? Tant mieux. C’est l’heure de vérité pour le Vieux Continent. Soit nous acceptons de devenir le musée du monde, impuissant et visité, soit nous transformons cet abandon en indépendance.
Nous avons l’économie, la culture et, grâce à l’exception démographique française, l’avenir biologique. Il ne manque que le courage politique de dire « Non ». Baisser les bras aujourd’hui serait un crime contre l’Histoire. L’orphelinat n’est pas une faiblesse, c’est le premier jour de l’âge adulte.
