« L’Europe demain : réarmer la démocratie »

Le 30 juin 2023, la cinquième édition des Conversations Tocqueville s’est ouverte pour deux jours au château de Tocqueville à l’initiative de la Fondation Tocqueville — présidée par Jean Guillaume de Tocqueville —, du Figaro et de l’Atlantic Council, avec le soutien du département de la Manche, de la région Normandie et de la conurbation Cotentin, pour débattre sur le thème : « L’Europe demain : réarmer la démocratie ».

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Alexis-Charles-Henri Clérel de Tocqueville, un des plus grands penseurs du XIXe siècle

Deux invités de marque ont été conviés à lancer les débats : François Hollande, ancien président de la République française et Oleksandra Matviichuk, prix Nobel de la paix d’Ukraine.

« Dans tous les grands conflits entre les régimes autoritaires et les démocraties, ce sont toujours les démocraties qui ont gagné » — (François Hollande aux Conversations Tocqueville 2023) —

« La guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre deux États, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie » — (Oleksandra Matviitchouk à Oslo le 10.12.2022) —

En pleine guerre de Poutine contre l’Ukraine, la conférence s’articule autour de deux journées de discussion. La première vise à peindre le nouveau paysage géopolitique qui émerge sur le continent quelque 500 jours après le début du conflit, et notamment la fin des illusions de paix d’une Europe qui réalise à quel point elle a désarmé. L’émergence spectaculaire de l’Ukraine et le rôle-clé de l’Europe centrale et orientale y sont particulièrement soulignés, de même que la question de l’avenir des relations États-Unis-Europe sur fond de danger sino-russe et d’isolationnisme émergent outre-atlantique.

La deuxième journée est consacrée à la « rencontre » de la guerre et de la crise occidentale qui traverse nos pays, à la nécessité de faire face à la fois à nos graves défis internes et au dragon du néo-totalitarisme russe et à l’héritage du passé soviétique.

Parmi les orateurs, figurent notamment l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, le politologue Francis Fukuyama, les députés européens Reinhard Butiköfer, François-Xavier Bellamy et Raphaël Glucksmann, le vice-ministre des Affaires étrangères lituanien Jonas Survila, Michael Franken, contre-amiral de la marine des États-Unis, l’ambassadeur des États-Unis d’Amérique à Paris, Denise Bauer, l’ambassadeur ukrainien Oleksandr Scherba, le CEO de Total Energies Patrick Pouyannet, le président du groupe industriel Marcel Dassault Olivier Costa de Beauregard, l’écrivain français Sylvain Tesson et le philosophe ukrainien Constantin Sigov.

Laure Mandeville, qui a cofondé les Conversations et s’occupe de la conception des débats, a introduit la discussion.

Source : Conversations de Tocqueville (5e édition) — 30 juin, 1er juillet 2023 —

Discours introductif, Conversations Tocqueville 2023 : Comment réarmer l’Europe et la démocratie ?

Laure Mandeville : Cette année comme la précédente, nous allons à nouveau devoir parler de l’obsédante question russe. De ce dragon du pouvoir poutinien qui est notre voisin. Une menace immense que nous ne voulions pas voir et dont les coups de queue et les convulsions annoncent peut-être déjà la fin. Nous parlerons du feu des armes qu’il crache sur son voisin ukrainien, des bombes qui tombent chaque jour sur des villes civiles, des prisonniers torturés, des enfants ukrainiens volés à leurs familles par milliers, tous ces faits ahurissants que nous sommes pour l’instant impuissants à arrêter.

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« Le réveil est difficile après ce sommeil imprudent » (Laure Mandeville) — Photo © Constantin Sigov

Poutine mène deux guerres de front, l’une contre l’Ukraine et l’Occident

Nous parlerons de la société civile russe emprisonnée dans le ventre du dragon néo-totalitaire que l’on avait cru naïvement mort en 1991. Nous parlerons de l’opposition jetée en prison avec des peines staliniennes. Car Poutine mène deux guerres de front, l’une contre l’Ukraine et l’Occident. Et l’autre, contre son propre peuple. Nous penserons à Vladimir Karamurza et Alexis Navalny qui continuent chaque jour de défendre l’idée d’une nouvelle Russie, européenne et démocratique, mais dont la santé se dégrade à huis clos.  

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Il n’y a pas que le dragon chinois pour se manger la queue… — Dessin © Patrick Chappatte (6 juin 1989)

Chers amis, il y a une très bonne nouvelle dans ce tableau d’apocalypse, c’est que le « David ukrainien » s’emploie à terrasser le dragon et ne lâche pas un pouce. Il regagne même du terrain.

Laissez-moi vous parler un instant de ce David, que j’ai vu il y a quelques jours en Ukraine.  Il a mille et un visage. Celui de Volodymir Zelensky, ancien acteur devenu commandant-en-chef à la métamorphose proprement churchillienne.

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Oleksandra Matviichuk — Photo © Constantin Sigov

Celui d’Okeksandra Matviichuk à laquelle je souhaite une chaleureuse bienvenue. Il y a dix ans, Oleksandra s’est levée, telle une Amazone ukrainienne, pour aider son peuple, entreprenant de révéler l’étendue des crimes de l’armée russe, interrogeant sans relâche des milliers de prisonniers et de victimes. Faisant surgir la vérité sur une réalité orwellienne  que nous ne voulions pas voir. Et elle continue de se battre chaque jour en témoignant, et en nous mettant face à nos responsabilités.

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Katja Gentinetta, Laure Mandeville et Constantin Sigov — Photo © DR

Le David ukrainien, c’est aussi Constantin Sigov, mon ami philosophe de Kiev, dont l’université continue d’enseigner et la maison d’édition de publier livre après livre, sous les bombes. Chacun de ces ouvrages est un petit miracle. Tous les jours, les Ukrainiens lèvent des fonds sur Internet pour construire des drones et les acheminent eux-mêmes sur le front, avec des vivres et des médicaments.

Il y a un miracle collectif : celui de la résistance de tous les Ukrainiens – qui depuis  presque un an et demi, sont au combat, à l’arrière, comme à l’avant, constituant le facteur le plus décisif de la bataille qui se joue. 

Oleksandr Scherba, Ambassadeur d'Ukraine

Mes Chers amis, derrière l’émergence extraordinaire de l’Ukraine comme nouveau fait géopolitique majeur en Europe, il y a une autre nouvelle de conséquence qui doit nous revigorer.

C’est  l’émergence de l’Europe centrale et orientale, qui, Pologne et pays baltes en tête, a littéralement volé au secours de son voisin ukrainien, comprenant que le combat de Kiev était le leur.

S.Exc. Oleksandr Scherba, Ambassadeur d’Ukraine avec Laure Mandeville — Photo © Constantin Sigov

Là encore, ce ne sont pas seulement des gouvernements qui sont levés contre Poutine mais des sociétés tout entières. La manière dont la société polonaise a ouvert ses portes à la société ukrainienne au début de la guerre a été un autre miracle. C’était la Solidarité, la Solidarnosc, à l’échelle géopolitique.

Cela annonce-t-il la naissance d’une nouvelle Europe ?

Nous pouvons l’espérer mais cela dépend de nous.

Chers amis, l’an dernier nous avions scruté les aveuglements de l’Occident, son incompréhension du danger poutinien, ses compromissions, son impréparation à la guerre. Comme me le disait encore hier le député européen Raphaël Glucksmann, grand ami de l’Ukraine, qui avertit depuis des années sur la guerre hybride que nous livre Poutine, cet aveuglement était venu de l’idée, fausse, de la fin de l’Histoire.

Quand l’ennemi soviétique a disparu en 1991, nous avons cru que les démocraties pourraient vivre comme si la démocratie était un processus naturel, n’ayant plus besoin d’être défendu. Nous avons désarmé, militairement, politiquement et moralement, nous enfonçant dans un individualisme et un matérialisme effréné, qui nous a fait perdre de vue l’intérêt collectif et nos devoirs élémentaires de citoyens.

Nous sommes entrés dans une crise profonde, qui ne cesse de s’élargir et nous rend bien vulnérables alors que la guerre frappe à nos portes. Le réveil est difficile après ce sommeil imprudent. Mais nous nous sommes malgré tout rassemblés sous la houlette des États-Unis, pour faire face. Nous nous sommes mis à aider l’Ukraine.

Nous sommes confrontés à de nouveaux barbares

Chers amis, tous ces efforts ne seront pas suffisants si nous faiblissons. Nous devons transformer l’essai, si nous ne voulons pas que tous nos efforts, et tout le sang versé en Ukraine, le soient en vain. Quelle sera dans ce processus la contribution de l’Europe et celle, notamment de la France? Serons-nous à l’avant-garde, rejoignant l’Europe centrale et les pays scandinaves, pour donner dans dix jours des garanties de sécurité à l’Ukraine et un chemin vers l’Otan ? Je le souhaite, car jamais la Russie de Poutine ne laissera l’Ukraine tranquille si nous la laissons seule dans son combat.

Si nous voulons que naisse une nouvelle Europe, il est indispensable que s’affirme concrètement notre volonté d’exister, quelle que soit l’hésitation de nos amis américains, tentés, nous dit-on par l’isolationnisme. Vilnius nous en donne l’occasion. Mais cela implique des risques. Saurons-nous les prendre ? Faire acte de courage politique ? Ne nous y trompons pas. Le dragon russe guette notre réponse, pariant sur notre inconstance et notre faiblesse.

Comment réarmer moralement ?

Chers amis, il y a une question qui me taraude, et qui sera au cœur de notre deuxième journée de discussion. C’est celle de la rencontre entre notre crise occidentale et les défis de la guerre. Comment réarmer moralement, au-delà de l’occasion concrète que nous offre l’étape de Vilnius. Le sujet est complexe. Les peuples européens sont aujourd’hui absorbés par la contemplation d’autres dragons que le dragon russe. L’islamisation qui galope dans nos murs. L’ensauvagement de nos banlieues et la dislocation du tissu social qui traduisent une panne dramatique de ce que l’on appelle le « vivre ensemble ». Tout cela fait que le peuple n’arrive pas à connecter l’enjeu ukrainien à ses préoccupations quotidiennes.

Combattre tous les dragons à la fois

L’une de nos tâches doit être d’établir cette connexion. De montrer qu’il faut combattre tous les dragons à la fois, et que la bataille pour l’Ukraine, nous aidera à surmonter nos autres défis. A cet égard, on peut dire que l’Ukraine, par son comportement collectif, nous fait une proposition. Car elle dessine les trois conditions qui pourraient mener à la naissance d’une nouvelle Europe :

Réarmer, pour pouvoir nous défendre. Faire acte de volonté politique. Et redevenir citoyens, au lieu de nous laisser dissoudre dans un individualisme ou un identitarisme délétère.

Créer un cercle vertueux

Chers amis, comme beaucoup d’Européens de l’Est, le philosophe Constantin Sigov est persuadé que l’Europe, et notamment la France, se sous-estime, que nous pouvons rebondir, que la guerre nous ouvre cette opportunité de l’action qui peut créer un cercle vertueux. La leçon de Kiev est toutefois que cela ne viendra pas seulement des politiques mais de chaque homme ou femme jouant son rôle de citoyen. De ce point de vue, ces jours-ci, il n’y a sans doute pas ville plus tocquevillienne que Kiev.

Comment réarmer la démocratie ?

Mais par notre courage, nous répondent les Ukrainiens ! Par notre solidarité. Par la création d’une société européenne de l’amitié et de la solidarité. Nous devons combattre pied à pied : répondre à  chaque tentative de détruire notre monde, si fragile.

« La rouille de nos sociétés »

Quand on est à Tocqueville, on a le sentiment que les siècles passés nous protègent, que tout est immuable, mais ce n’est pas le cas. Notre démocratie est un pacte chaque jour renouvelé par nos actions citoyennes.

Croyons à l’enchaînement vertueux de nos actions, combattons l’égoïsme individuel qui est, nous rappelle Tocqueville, « comme la rouille des sociétés ». Opposons notre volonté de citoyens aux desseins fous et inhumains des dragons qui veulent nous détruire. Comme le note Constantin Sigov, « la pile du mal a elle aussi une durée de vie limitée.»  

Laure Mandeville