Vilnius : jeu de rôles, contradictions, myopie ou hypocrisie ?

Les Occidentaux veulent-ils vraiment la victoire de l’Ukraine ? Si oui, leur stratégie ne doit pas contraindre celle de l’Ukraine. Attendent-ils, espèrent-ils — voire craignent-ils — que le président Zelensky ne s’émancipe de leur tutelle ? Lui seul fait réellement la guerre… L’amiral Christian Girard est de ceux qui pensent que « ce sommet de Vilnius n’a pas permis de clarifier la stratégie des Occidentaux qui demeure plus politique que militaire, plus défensive qu’offensive. » A croire que, plus qu’une victoire de l’Ukraine, certains redoutent davantage une défaite de la Russie… 

Analyse du vice-amiral 2s Christian Girard — Toulon, le 13 juillet 2023 —

Ce qui ressort du sommet de l’Otan à Vilnius concernant l’Ukraine, les 11 et 12 juillet, était parfaitement prévisible — on exceptera le revirement d’Erdogan concernant l’adhésion de la Suède à l’Otan qui ne concerne pas directement l’Ukraine —.

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Recep T. Erdoğan (Turquie), Jens Stoltenberg (OTAN) et Ulf Kristersson (Suède) — Photo © OTAN

Les commentateurs feignent pourtant de s’en étonner comme si les jeux n’étaient pas faits avant même la rencontre.

Deux stratégies par nature différentes qui ne peuvent que diverger

Deux stratégies sont à l’œuvre face à la Russie dans la guerre d’Ukraine depuis son déclenchement comme cela a été précédemment analysé : celle de l’Ukraine, frontalement engagée dans la reconquête de son territoire, celle de ses soutiens, pratiquant une stratégie indirecte.[1]

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Jens Stoltenberg, secrétaire-général de l’OTAN à Vilnius — Photo © OTAN

La seconde prend le pas sur la première parce qu’elle lui en fournit les moyens et lui impose des limitations d’emploi : « ne pas agir directement sur le territoire russe, avec les moyens fournis par les Occidentaux ».

Malgré leur adversaire commun, ces deux stratégies sont par nature différentes. Elles ne peuvent que diverger tôt ou tard, bien que la stratégie occidentale soit loin d’être clairement conçue et explicitée comme cela a également été montré précédemment.[2]

L’article 5 au cœur de la question

Le fameux article 5 du traité de Washington — en réalité peu connu à la lettre — est au cœur de la question de l’admission de l’Ukraine dans l’Alliance. Il paraît évident que celle-ci mettrait juridiquement, et immédiatement, les pays membres en position de parties directement engagées dans une guerre contre la Russie, cela sans préjuger de la nature et de la forme de la participation éventuelle qu’ils pourraient décider dans cette situation. Ce serait évidemment en contradiction avec leur stratégie appliquée depuis le début de la guerre.

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Ouverture du sommet de l’OTAN par Jens Stoltenberg — Photo © OTAN

Préconiser l’admission immédiate de l’Ukraine aurait donc signifié la guerre de l’Otan contre la Russie. Les partisans de cette possibilité le souhaitaient-ils ? L’ont-ils clairement revendiqué ? Cela n’est pas apparu mais, au fond, n’était-ce pas souhaitable ? Fallait-il prendre ce risque pour ébranler le régime russe devant ce qui serait apparu comme celui du déclenchement de la troisième guerre mondiale à l’ère de la dissuasion nucléaire ? Une situation analogue à la crise de Cuba pousse la logique de la dissuasion à son paroxysme par la montée des enchères afin d’acculer la partie adverse au point où elle ne peut, donc ne veut, prendre la responsabilité de déclencher l’apocalypse. Dans une telle situation, malgré ses rodomontades, la Russie sait qu’elle est en infériorité vis-à-vis de l’Otan et qu’elle disparaitrait dans un affrontement total.

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« Sommet de l’OTAN sur fond de guerre » vu par Patrick Chappatte © in Le Temps

Il est évident que dans l’état actuel des opinions occidentales, une telle option était inenvisageable. Le renvoi de l’admission de l’Ukraine dans l’Alliance à un horizon indéterminé était donc une évidence. Le président ukrainien en était certainement conscient.

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Les Occidentaux veulent-ils réellement la victoire de l’Ukraine ? — Photo © OTAN

Ses manifestations d’agacement ne peuvent relever que du jeu de rôle que sa fonction lui impose face à son propre peuple en guerre, mais également, de la difficulté dans laquelle il se trouve pour poursuivre l’émancipation de sa stratégie propre,[3] et du dépit qu’il ressent à ce constat.

Vilnius n’a pas permis de clarifier la stratégie des pays occidentaux

Vilnius n’a pas permis de clarifier plus avant la stratégie des pays occidentaux qui s’en tiennent à un concept plus politique que militaire, plus défensif qu’offensif, et qui, de crainte d’une généralisation du conflit comme indiqué précédemment, préfèrent demeurer dans l’ambiguïté.

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Gitanas Nausėda (Lithuanie), Emmanuel Macron (France) et Olaf Scholz (Allemagne) — Photo © OTAN

Au-delà des multiples divergences d’appréciation entre les pays de l’est européen, les États-Unis, l’Allemagne, et même la France, qui vient d’effectuer un changement de cap considérable, c’est la stratégie militaire des Occidentaux qui apparaît problématique.

Un armement pour l’Ukraine pour quelle stratégie ?

La fourniture lente et progressive d’armement de diverses natures ne laisse pas de faire planer le doute. Quelle peut-être l’utilité de missiles de croisière, sur un théâtre d’une faible profondeur, s’il ne s’agit pas de frapper le territoire russe ?

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Des systèmes d’armes bridés avec des limitations d’emploi ! — Photo MinDef Ukraine

De telles armes n’ont d’ailleurs de valeur que contre des cibles bien spécifiques. Elles ne correspondent pas au réel besoin des combattants du front. Quel sera le rôle dévolu aux F-16 s’ils arrivent enfin sur le théâtre d’opération ?

Les Occidentaux veulent-ils réellement la victoire de l’Ukraine ?

Mais au-delà, peut-on continuer à livrer des armes utilisables sur le seul territoire ukrainien, alors que l’arrière stratégique russe continuerait à être protégé et que l’effondrement du front en dépendrait ? Cette situation stratégique est un non-sens militaire qui ne pourra tenir bien longtemps, surtout si, comme on le constate, les gains de la contre-offensive demeurent faibles et la progression lente.

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Volodymyr Zelinsky et Jens Stoltenberg — Photo © OTAN

Les Occidentaux veulent-ils réellement la victoire de l’Ukraine ? Celle-ci est-elle possible sans agir sur le territoire russe ? Il faudra bien à un moment répondre à ces questions. Continuer à soutenir un combattant qui se bat avec une main dans le dos ne pourra pas durer.

Les dernières semaines, au travers de divers épisodes comme celui de la chevauchée du groupe Wagner vers Moscou, ont montré les faiblesses de la défense russe dans la profondeur du territoire, mais également les failles du système politique mis en place par Poutine, suscitant des espoirs rapidement, mais provisoirement, déçus. 

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Sommet de l’OTAN à Vilnius — Photo © OTAN

N’est-ce pas dans ces deux directions que devrait se porter une offensive afin de provoquer la dislocation du front ? Les craintes d’un effondrement du régime entraînant celle de la fédération de Russie, en présence du principal arsenal nucléaire mondial, sont-elles vraiment légitimes ?

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Photo de famille après le sommet de Vilnius — Photo © OTAN

S’agit-il de la part des Occidentaux de myopie ? Ne serait-ce pas plutôt de la ruse ou de l’hypocrisie, comme s’ils attendaient le moment où le président Zelenksy s’émancipera de leur tutelle pour des raisons d’efficacité militaire ? La logique de la guerre finit toujours par s’imposer.

Christian Girard

[1] « Quelle stratégie occidentale en Ukraine ? » (2023-02-07) — par le vice-amiral 2s Christian Girard.

[2] ibd

[3] « Vers l’émancipation de la stratégie ukrainienne » — (2023-06-03) par le vice-amiral 2s Christian Girard.