Les relations économiques, une arme méconnue dans la guerre hybride du Kremlin contre l’Occident. II. La contagion

La stratégie de confrontation économique de la Russie ne date pas de l’arrivée de Poutine, mais s’est déployée sous une forme nouvelle dès les années 90. Loin d’être une aide, les fonds occidentaux ont été le carburant d’une corruption systémique. Des milliards, issus du FMI et de la Banque mondiale, ont été massivement détournés par les oligarques. Cet argent a ensuite été blanchi avec la complicité passive de grandes banques occidentales.

Tsar Nicolas II, Staline, Potine, même combat — Illustration © European-Security
Tsar Nicolas II, Staline, Potine, même combat — Illustration © European-Security

Le Kremlin a transformé cette corruption en arme de « contagion ». L’objectif : affaiblir les démocraties de l’intérieur en y propageant ses pratiques prédatrices. La stratégie était double : d’abord piller l’aide internationale, puis attirer les investisseurs étrangers. Une fois les technologies et capitaux occidentaux implantés, notamment dans le secteur énergétique, la Russie a spolié ces entreprises.

Parallèlement, Moscou a contourné les embargos pour moderniser son armée. Grâce à la complaisance et aux failles du système, des technologies militaires de pointe ont été acquises. L’Occident, aveuglé par l’appât du gain, a donc financé et armé son propre adversaire. Cette guerre économique, insidieuse et méconnue, a été la première étape de l’offensive actuelle. NDLR

Aujourd’hui, nous réussissons ce que nous avions tenté de faire sans succès depuis cinq cents ans ! Et nous changeons l’Occident !Vladimir Jirinovski1

par Françoise Thom — Desk Russie — Paris, le 29 septembre 2025 —

“Saving Russia is a bargain” : (Sauver la Russie est une bonne affaire)

Après la chute de l’URSS, Eltsine reprend le chantage qui a si bien réussi à Gorbatchev : si les Occidentaux n’aident pas la Russie démocratique, les « bruns-rouges » viendront au pouvoir et rétabliront un régime communiste hostile à l’Occident. La Russie post-soviétique vit sous perfusion, massivement dépendante du soutien financier étranger, principalement du FMI et de la Banque mondiale. Ces injections de capitaux étaient présentées dans les capitales occidentales comme une condition sine qua non de la survie de la jeune démocratie russe et de la poursuite de ses réformes économiques. Durant les premières années du règne d’Eltsine, les différents clans de l’appareil d’État et ceux qu’on va appeler les oligarques rivalisent pour prendre le contrôle des principaux flux financiers. Face à ces prédateurs aux dents longues, l’État russe ne peut plus assurer la collecte des impôts : ceux qui ont les moyens de remplir les caisses de l’État ont aussi les moyens d’arracher des dispenses et de planquer leurs actifs mal acquis dans des paradis fiscaux.

Boris Eltsine & Michel Camdessus_Yelstine.ru
Boris Eltsine avec le directeur général du FMI Michel Camdessus, le 10 mars 1995 — Photo Yelstine.ru

C’est alors le FMI qui est appelé à combler les déficits de l’État russe pour juguler l’inflation. Le soutien financier international, bien qu’ostensiblement destiné à stabiliser l’économie russe et à ancrer les réformes démocratiques, a paradoxalement favorisé l’économie prébendière qui se met en place durant ces années. Les milliards de dollars prêtés à la Russie n’ont pas seulement échoué à prévenir l’effondrement ; ils ont fourni les liquidités qui ont facilité une fuite de capitaux et un enrichissement illicite sans précédent. L’aide internationale alimentait une opération d’évidage de l’État russe, au profit de clans proches du pouvoir et au détriment de la nation.

Le clan d’Anatoli Tchoubaïs, catapulté par le soutien américain au poste de premier vice-Premier ministre et ministre des Finances, contrôlait, directement et indirectement, des millions de dollars d’aide occidentale destinés à soutenir les privatisations et les restructurations économiques. En juillet 1998, sous l’effet de la crise asiatique, la Russie fut menacée de banqueroute, car elle s’était appuyée pendant deux ans sur un périlleux système d’émission d’obligations à court terme (GKO), puis de remboursement de ces obligations grâce au produit de nouvelles ventes : une véritable pyramide de Ponzi.

Tchoubaïs accourt à Washington pour négocier un plan de sauvetage de la Russie de 11,2 milliards de dollars. Il a l’appui résolu du président Clinton. Le 13 juillet, le FMI et la Banque mondiale accordent un prêt de 14,8 milliards de dollars à la Russie, en plus des 7,8 milliards de dollars de prêts promis précédemment. Les responsables russes affirmaient que ces fonds resteraient dans les réserves de la Banque centrale, ce qui découragerait les attaques contre le rouble. La première tranche de 4,8 milliards de dollars fut approuvée par le FMI le 20 juillet. Mais celle-ci, loin de servir à stabiliser le marché, a fourni les devises indispensables qui ont permis aux initiés – notamment les banques russes des oligarques et leurs complices étrangers – de convertir leurs roubles en dollars et de sortir leurs capitaux du pays avant l’effondrement final. Quelques semaines seulement après l’approbation de l’accord avec le FMI, le gouvernement russe fut contraint de dévaluer le rouble.

La Banque centrale avait renfloué les plus grandes banques grâce à une injection de fonds d’urgence du FMI, mais cet argent a immédiatement quitté la Russie pour des paradis fiscaux. Prévenus de la banqueroute imminente, les oligarques de la finance ont « pillé leurs propres actifs », c’est-à-dire qu’ils ont vidé les comptes de leurs banques en transférant les fonds vers des sociétés-bidons et des structures offshore, laissant derrière eux des établissements en faillite, ruinant des milliers de Russes ordinaires et l’État. Ainsi, l’argent public des pays occidentaux était transformé en profits privés occultes en Russie, avant d’être blanchi et mis à l’abri en Occident. « L’argent s’est évaporé », constate Alexandre P. Smolensky, l’un des banquiers les plus puissants de Russie. « Je suis vraiment surpris de voir le FMI distribuer de l’argent si facilement, sans aucune réaction ni préoccupation réelle. Comment peuvent-ils continuer à injecter de l’argent dans un trou noir ? » Alors que les oligarques siphonnaient les actifs des entreprises qu’ils contrôlaient, le risque pour un investisseur étranger était d’être la victime collatérale des luttes entre oligarques ou de leurs manœuvres de prédation.

Le cataclysme économique de l’été 1998 obligea Eltsine à confier le gouvernement à un homme qui ne faisait pas partie de son clan, Evgueni Primakov. Celui-ci lança une vaste enquête sur les détournements machinés par le clan Eltsine.

Boris Eltsine et Iouri Skouratov le 27 novembre 1997 — Photo Yelstin.ru
Boris Eltsine et Iouri Skouratov le 27.09.1997 — Photo Alexandre Tchoumitchev © Yelstin.ru

L’enquête menée par le procureur général Skouratov révéla que la Banque centrale de Russie (BCR) avait, entre 1993 et 1998, utilisé FIMACO (Financial Management Co.), une obscure société-écran enregistrée dans le paradis fiscal de Jersey pour gérer des dizaines de milliards de dollars de ses réserves de change. FIMACO, officiellement une filiale de l’Eurobank, la branche parisienne de la BCR, n’était qu’une coquille vide : dotée d’un capital social de 1 000 dollars, elle n’avait ni personnel, ni locaux.

Ce montage opaque servait à tromper les créanciers internationaux et le FMI. Les dirigeants de la BCR ont eux-mêmes admis avoir utilisé FIMACO pour dissimuler une partie des actifs de la Russie et les mettre à l’abri d’éventuelles saisies par des créanciers étrangers qui poursuvraient l’État russe en justice. Plus grave encore, un audit commandé par le FMI au cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) a mis en lumière une manipulation comptable délibérée. Il a confirmé que la BCR avait secrètement spéculé sur sa propre dette, générant des profits estimés à 383 millions de dollars. Ces gains, réalisés via une entité offshore, échappaient à tout contrôle parlementaire ou gouvernemental. Selon les accusations du procureur, ils auraient servi à financer le train de vie luxueux des hauts dirigeants de la banque et à « permettre à des amis de réaliser de beaux profits ». En outre la BCR a utilisé FIMACO pour « garer » des passifs hors de son bilan officiel, ce qui a eu pour effet de gonfler artificiellement le montant de ses réserves de change nettes d’environ 1,2 milliard de dollars. Cette manœuvre visait à maquiller la situation réelle afin de remplir les critères du FMI et de continuer à recevoir les tranches de prêts prévues par les accords2. De surcroît, FIMACO servait à générer des profits occultes. La BCR avait transféré des sommes colossales, incluant des fonds provenant directement des prêts du FMI, vers FIMACO. Cet argent était activement investi sur le marché hautement spéculatif et lucratif des GKO. L’affaire FIMACO révèle une escroquerie impliquant l’État russe : celui-ci, via sa Banque centrale, opérait avec une double comptabilité – une façade officielle pour ses partenaires internationaux, et une réalité offshore opaque pour dissimuler des opérations et privatiser des profits.

Le blanchiment des flux financiers russes provenant d’activités criminelles de la mafia russe et du détournement de l’aide internationale était assuré par la Bank of New York (BoNY). Entre 1996 et 1999, une somme estimée entre 7 et 10 milliards de dollars d’origine russe a transité par des comptes de la BoNY. Hauts responsables de l’État et oligarques agissaient de concert, les oligarques étant les opérateurs des montages opaques permettant la fuite des capitaux et l’évasion fiscale, avec la complicité d’Occidentaux cooptés (tels Robert Maxwell et son poulain Jeffrey Epstein).

Robert Maxwell © Portrait European-Security
Robert Maxwell — Illustration © European-Security

L’enquête du procureur Skouratov, qui menaçait de faire tomber les plus hautes têtes de l’État, fut brutalement stoppée au printemps 1999 grâce à une opération « kompromat » du FSB alors dirigé par Vladimir Poutine. La diffusion à la télévision nationale d’une vidéo montrant le procureur au sauna en compagnie de deux jeunes personnes fort dénudées permit au président Eltsine de le démettre. L’enquête fut enterrée et Poutine acquit ses titres à la succession de Boris Eltsine.

Au total, le FMI a prêté 18,8 milliards de dollars à la Russie de Boris Eltsine. Entre 1992 et septembre 1998, l’ensemble des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et les pays occidentaux ont fourni environ 66 milliards de dollars d’assistance à la Russie, sans compter l’aide alimentaire, les crédits commerciaux et les rééchelonnements de dette. Ces institutions ont financé un système qui était l’antithèse de l’économie de marché transparente et régulée qu’elles prétendaient introduire en Russie. La fuite totale de capitaux hors de Russie entre 1992 et 1999 est estimée à 150 milliards de dollars, voire 200 milliards.

Cette escroquerie de grande ampleur remontant aux plus hauts personnages de l’État et aux oligarques révélait une redoutable capacité de manipulation des règles de la finance internationale par la nouvelle élite politique et économique russe. Celle-ci a su utiliser avec une remarquable efficacité les outils de la mondialisation financière – sociétés offshore, secret bancaire, marchés de capitaux ouverts, titrisation, banques correspondantes internationales – pour privatiser la manne de l’aide internationale et de la spéculation, tout en faisant endosser par la population russe et les créanciers internationaux les pertes colossales de la faillite organisée.

On n’a toujours pas pris la mesure du désastre qu’a été la politique d’aide à la Russie menée par les Occidentaux pendant la période Eltsine. C’est là qu’il faut chercher les racines du poutinisme et du trumpisme. D’une part, les conseillers occidentaux du gouvernement russe, loin d’adopter un profil bas et d’envisager leur mission avec l’humilité que doit avoir un médecin face à un malade gravement atteint, s’affichèrent aux côtés du gouvernement des « jeunes réformateurs » et épousèrent leurs querelles partisanes sans se soucier de la réalité douloureuse à laquelle ils faisaient face. Certains entreprirent de s’enrichir en participant aux montages frauduleux des oligarques russes. La détresse des premières années Eltsine, la présence tapageuse des conseillers occidentaux, l’amertume des Russes dépouillés de leurs économies d’une vie par une inflation galopante, le contraste entre le dénuement de la majorité et l’insolent luxe d’un petit nombre, tout cela donna des ailes à la thèse complotiste selon laquelle les Occidentaux avaient sciemment organisé le génocide du peuple russe en s’appuyant sur une poignée de collabos. Lorsque le gouvernement russe, poussé par les institutions financières occidentales, voulut obliger les oligarques à payer des impôts, ceux-ci crièrent à l’ingérence insupportable des méchants étrangers traitant la Russie comme un pays conquis. Quand l’étendue des malversations du Kremlin fit la une des médias occidentaux, les oligarques s’efforcèrent de créer l’union sacrée au nom de la lutte contre la russophobie. Poutine n’eut qu’à souffler sur les braises de ce ressentiment accumulé pour se faire élire et installer sa dictature au nom de la restauration de la puissance de l’État russe.

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L’argent russe a pu acheter l’impunité en Occident et ronger de l’intérieur nos démocraties © E-S

Mais le malheur ne s’arrête pas là. Les Occidentaux qui avaient afflué en Russie pour guider ce pays sur la voie de l’économie de marché, loin d’éclairer de leurs lumières leurs interlocuteurs russes, se laissèrent contaminer par la gangrène ambiante.

Peu résistèrent au vertige de fortunes faites en un jour, à l’ivresse d’une existence dorée où toutes les transgressions sont impunies. En migrant vers l’Occident, l’argent russe corrompu commença à ronger les institutions de la démocratie représentative. L’idéal d’un Epstein, d’un Witkoff ou d’un Trump est le luxe de parvenu d’un oligarque/mafieux russe. L’étrange ascendant de la Russie sur Trump tient à cette fascination pour l’argent facile russe, qui remonte aux années Eltsine. L’idéologie des oligarques russes est une vision darwinienne des relations humaines, qui ne laisse aucune place à la loi, à la vertu, à la justice ni à la vérité, une vision dans laquelle les forts ont tous les droits, y compris celui de manipuler les élections et d’installer leur homme au pouvoir.

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Trump, Zuckerberg, Bezos, Elon Musk, Sam Altman & Co — © Patrick Chappatte dans Le Temps (Genève)

Cette idéologie contamina les géants du numérique américains qui s’affirmaient durant ces années. Trump fut propulsé au pouvoir par les tech bros comme Poutine le fut par un Berezovski ou un Pougatchev, portés par les mêmes passions, le ressentiment xénophobe, le complotisme et le chauvinisme nombriliste.

« Nous devons les étrangler… Je le dis sans hésitation » (Poutine)

Sous Poutine le risque couru par les investisseurs occidentaux n’est plus lié au chaos et à la joyeuse gabegie, comme c’était le cas au temps de la présidence de Boris Eltsine. L’État déchiqueté par des carnassiers se transforme en État prédateur qui dispose d’un appareil administratif, judiciaire et, surtout, sécuritaire pour mettre en œuvre une politique de revanche. Avec le nouveau chef du Kremlin, les Occidentaux ont affaire à un État centralisé, puissant et calculateur.

Nous retrouvons les procédés que nous connaissons bien. Un faux dégel est lancé à partir de l’automne 2008 pour inciter les Occidentaux à consentir à d’importants transferts de technologie militaire : c’est l’intermède de la présidence de Medvedev.

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Daniil Medvedev et Valdimir Poutine : Blanc bonnet et bonnet blanc — Northfoto

Comme le dit Vladimir Poutine, la priorité absolue était « l’acquisition de capacités scientifiques et technologiques avancées » et la « maîtrise des technologies critiques » pour garantir la souveraineté du pays. De nombreux pays européens, notamment la France et l’Allemagne, voyaient dans la vente d’équipements militaires à la Russie une aubaine pour leurs industries de défense. Et comme il fallait bien justifier une politique aussi aveugle après la guerre russo-géorgienne, on se berçait de l’illusion que cette « coopération » favoriserait une interdépendance porteuse de paix et ancrerait Moscou dans une soi-disant architecture de sécurité européenne – illusion encouragée par les discours lénifiants de Dmitri Medvedev.

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Les BPC Sebastopol et Vladivostok à Saint-Nazaire (15.05.2015) — Photo © Bernard Grua 

La France est en tête de peloton dans cet empressement à armer la Russie. Il n’est que de mentionner l’accord signé le 17 juin 2011 avec la Russie pour la vente de deux navires d’assaut amphibies de classe Mistral, avec une option pour deux navires supplémentaires à construire en Russie avec un transfert de technologie. Cet accord, évalué à 1,2 milliard d’euros, a été décrit à l’époque comme « le plus grand transfert d’équipement militaire sensible d’un pays à un autre dans l’histoire3 ». Des entreprises françaises de premier plan, telles que Thales et Safran, ont fourni des équipements de pointe pour moderniser l’aviation russe, ce dont les Ukrainiens peuvent nous remercier aujourd’hui. Des caméras thermiques Catherine-FC ont été intégrées dans les systèmes de visée de plus d’un millier de chars russes modernisés (T-90, T-80, T-72), leur conférant une capacité de combat nocturne et tout-temps nettement supérieure. De même, des avions de chasse comme le Su-30 et des hélicoptères de combat comme le Ka-52 ont été équipés de systèmes de navigation, de viseurs de casque et de détecteurs infrarouges de fabrication française, améliorant drastiquement leurs capacités de ciblage et de survie sur le champ de bataille.

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Patrice Caine, PDG de Thales avec le président Macron au Salon du Bourget (2023) — Photo Thales

Pire encore, après l’annexion de la Crimée, les entreprises ayant des engagements en cours obtiennent que l’embargo sur les exportations vers la Russie de technologies militaires ne s’appliquerait pas à l’exécution de « contrats conclus avant le 1er août 2014 ou de contrats accessoires nécessaires à l’exécution de tels contrats ». Avec 152 millions d’euros d’exportations, la France est le premier fournisseur européen d’armes à la Russie pendant la période post 2014 (Allemagne 121,8 millions, Italie 22,5 millions).

Des autorisations de livraison ont été accordées jusqu’en 2021. Ainsi, la Russie de Poutine s’est dotée d’une armée moderne grâce à des infusions systématiques de technologies occidentales. Après 2014, elle a su exploiter les failles juridiques de l’embargo européen et surtout l’influent lobby prorusse implanté depuis des années dans les pays européens pour poursuivre cette modernisation, avant de déployer, après 2022, une stratégie de contournement sophistiquée pour maintenir des lignes d’approvision-nement vitales.

Les succès de Poutine dans la cooptation du business occidental expliquent paradoxalement le durcissement politique du régime à l’intérieur. Poutine et ses siloviki estiment qu’il vaut mieux faire appel à des Occidentaux complaisants pour renforcer le complexe militaro-industriel plutôt que de dépendre d’une intelligentsia russe trop encline à demander des libertés.

À partir de 2012, le gouvernement poutinien va encourager l’émigration de son élite intellectuelle et artistique à l’étranger, car il est certain d’obtenir des Occidentaux ce qui est indispensable à sa politique de puissance. Ainsi, la politique de « coopération » avec les Occidentaux a rendu possible l’entreprise d’abêtissement du peuple russe par son écrémage, phase préalable de la guerre que le Kremlin est déjà en train de préparer en secret.

Dans les autres domaines nous retrouvons le scénario qui nous est maintenant familier. La Russie commence par attirer l’investissement étranger, pour ensuite s’approprier les gains, une fois les risques initiaux assumés par le partenaire. Les entreprises étrangères participent aux projets russes tant qu’elles servent les intérêts du Kremlin. L’État russe montant en puissance s’enhardit et emploie contre les investisseurs occidentaux un arsenal de tactiques de plus en plus ouvertes : la pression réglementaire, la manipulation des conflits d’actionnaires, l’instrumen-talisation de la justice à des fins criminelles et, finalement, la saisie par décret souverain.

Dans les années 1990, la Russie, en manque de capitaux et de technologies, avait ouvert son immense secteur d’hydrocarbures aux compagnies occidentales. Des accords de partage de production (APP ou PSA en anglais) avaient été signés, offrant des conditions très favorables aux investisseurs étrangers. Au milieu des années 2000, lorsque le régime s’est consolidé, lorsque les hydrocarbures ont été déclarés « secteur stratégique », tous les projets impliquant des investisseurs étrangers ont été systématiquement « réexaminés ».

Les méthodes deviennent de plus en plus directes. Le projet Kharyaga, opéré par le français Total et le norvégien Statoil sous un régime d’APP, illustre une forme d’érosion lente, l’État remettant en cause les termes d’un accord pourtant légalement établi. Cette tactique de harcèlement réglementaire et de renégociation forcée visait à modifier le partage des revenus en faveur de l’État et à affirmer sa primauté sur des contrats préexistants. Lancés dans les années 1990, les gigantesques projets Sakhaline-I et Sakhaline-II dans l’Extrême-Orient russe ont attiré des milliards de dollars d’investissements de la part d’ExxonMobil, de Shell et de leurs partenaires japonais. Cependant, au milieu des années 2000, alors que les projets devenaient très rentables, les opérateurs ont fait face à une intense pression réglementaire et à des accusations de dommages environnementaux. En 2006, Shell a été contraint de céder le contrôle de Sakhaline-II au géant public russe Gazprom. Plus récemment, suite aux sanctions liées à la guerre en Ukraine, un décret présidentiel de 2022 a transféré les actifs de Sakhaline-I à un opérateur russe, forçant de fait ExxonMobil à abandonner ses parts : une spoliation à visage découvert. En 2003, le Britannique BP a réalisé un investissement majeur en créant la co-entreprise TNK-BP avec un groupe d’oligarques russes. L’entreprise est rapidement devenue l’une des plus profitables de Russie. Cependant, la décennie suivante a été marquée par des conflits incessants entre les actionnaires et par une pression croissante du Kremlin. En 2012-2013, avec l’appui du président Poutine, Rosneft, dirigé par son favori Igor Setchine, a réussi un beau coup : le rachat des parts des deux actionnaires en conflit. BP a finalement vendu sa participation de 50 % à Rosneft, une transaction perçue par beaucoup comme une expropriation déguisée. Rosneft a acquis la totalité de TNK-BP pour une somme totale d’environ 55 milliards de dollars, devenant ainsi le premier producteur de pétrole coté au monde. L’opération était plus subtile qu’une simple expropriation. En échange de sa participation de 50 %, BP a reçu 12,48 milliards de dollars en numéraire et, surtout, est devenue actionnaire de Rosneft à hauteur de 19,75 %. Cette manœuvre a permis à l’État russe de nationaliser de facto l’un des plus grands producteurs de pétrole privés du pays tout en transformant le partenaire étranger, BP, d’un opérateur actif et potentiellement concurrent en un investisseur minoritaire et passif, dont les intérêts financiers étaient désormais liés au succès du champion national russe. C’était une expropriation par cooptation forcée.

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Vladimir Poutine et Igor Setchine avec les directeurs de Rosneft et BP (Mars 2013) — Photo kremlin.ru

Ce comportement de l’État russe ne se limite pas au secteur stratégique des hydrocarbures. Les cas de l’investisseur financier Hermitage Capital et de Renault illustrent le mécanisme de prédation téléguidée du Kremlin.

L’histoire de Bill Browder4 et de son fonds d’investissement, Hermitage Capital Management, est fort instructive. Hermitage Capital Management fut l’un des plus grands investisseurs étrangers en Russie dans les années 1990 et au début des années 2000.

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William Felix « Bill » Browder — Photo Wikimedia Commons

Initialement, Browder était favorable à Poutine, espérant que celui-ci mettrait fin à la corruption des oligarques. Petit-fils d’un ancien chef du Parti communiste américain, Browder est arrivé en Russie dans les années 1990 et est rapidement devenu le plus grand investisseur étranger du pays. Sa stratégie consistait à prendre des participations minoritaires dans de grandes entreprises russes sous-évaluées, puis à mener des campagnes d’ « activisme actionnarial » pour dénoncer la corruption et le vol d’actifs par les oligarques qui les dirigeaient. Cette croisade pour la bonne gouvernance semblait d’abord s’accorder avec les objectifs affichés par Vladimir Poutine de mettre de l’ordre dans le pays. Le tournant s’est produit en novembre 2005. Alors qu’il revenait à Moscou, Bill Browder, désormais qualifié de « menace pour la sécurité nationale », s’est vu refuser l’entrée sur le territoire russe. Les sociétés de son fonds ont été saisies via une fraude fiscale complexe et utilisées pour détourner 230 millions de dollars du budget russe. Son avocat russe, Sergueï Magnitski, qui a découvert et dénoncé cette machination, fut arrêté et torturé. Il mourut en prison en 2009. 

Non moins révélatrice est l’expérience malheureuse de Renault. Le constructeur automobile français avait fait un pari industriel majeur sur la Russie, qui était devenue son deuxième marché mondial après la France. Grâce à des investissements massifs s’élevant à plus d’un milliard d’euros, Renault avait pris une participation de contrôle de 67,69 % dans AvtoVAZ, le constructeur historique des voitures Lada, et en avait fait une pièce maîtresse de sa stratégie mondiale.

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Thierry Bolloré, PDG de Renault, au Kremlin le 18 avril 2019Photo kremlin.ru

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a placé Renault dans une position intenable. Pris en tenaille entre les sanctions occidentales et la pression de l’opinion publique d’un côté, et le souci de protéger ses 45 000 employés et ses actifs massifs en Russie de l’autre, le groupe a d’abord suspendu ses activités industrielles. Finalement, la seule issue fut une sortie forcée. En mai 2022, Renault annonça la cession de l’intégralité de ses actifs russes. Sa participation dans AvtoVAZ a été transférée à NAMI, un institut de recherche public russe, pour la somme symbolique d’un rouble. Son usine de Moscou a été cédée à la municipalité. L’opération s’est traduite par une perte comptable de plus de 2 milliards d’euros pour le groupe français.

La guerre en Ukraine a provoqué un exode massif de sociétés occidentales de Russie. En août 2022, le gouvernement russe a commencé à imposer aux entreprises étrangères un processus de vente au rabais de plus en plus punitif et politisé. En 2023, Poutine a signé un décret autorisant le gouvernement à placer les actifs étrangers présents dans le pays sous son contrôle temporaire. Quelques mois plus tard, le Kremlin a nationalisé les actifs de Danone et ceux du brasseur danois Carlsberg. Poutine a saisi des entreprises allemandes, finlandaises, danoises et françaises, et ne les a jamais restituées. Cependant, des centaines d’entreprises internationales – voire plus de mille –, espérant éviter la spoliation totale, sont toujours présentes en Russie. C’est le cas de 70 % des entreprises italiennes actives en Russie, telle la banque italienne UniCredit, qui a choisi de réduire ses activités et de rester plutôt que de vendre à perte.

Ces entreprises commencent à comprendre que la fin de la guerre ne signifiera pas la fin de leurs déboires. Poutine annonce que les conditions de retour en Russie seront presque aussi punitives que le processus de sortie. Il n’y a pas si longtemps, la Russie déroulait le tapis rouge aux géants technologiques occidentaux. Aujourd’hui, le président Poutine complote pour les « étrangler ». Ces entreprises mondialisées sont présentées comme des ennemis de l’État russe.

Conclusion

Ainsi, depuis 1918, se dégagent des constantes dans le rapport des autorités russes à la coopération économique internationale. Lorsque l’État est ruiné par les politiques délirantes mises en œuvre par ses chefs, après le communisme de guerre de Lénine en 1919-1920, après la dékoulakisation stalinienne de 1929-1933, après les folles réformes agraires de Khrouchtchev en 1962, après les démentielles dépenses d’armement dans les années 1970, les hommes du Kremlin se tournent vers l’Occident et y lancent une campagne de séduction.

Les investisseurs sont attirés par des contrats avantageux et pendant quelque temps ils sont autorisés à se remplir les poches. Mais dès que l’État russe a assimilé les technologies étrangères, dès que l’économie se porte mieux grâce à l’assistance occidentale, dès que le Kremlin se croit en position de pouvoir gagner la course aux armements, le gouvernement russe serre la vis et s’arrange pour rendre la vie impossible aux entrepreneurs étrangers avant de les spolier d’une manière ou d’une autre.

Chose étonnante, l’expérience passée est vite oubliée. À chaque appel du Kremlin, de nouvelles dupes se pressent au portillon, attirées par le mirage des fantastiques richesses de la Russie. Les esprits occidentaux sont imperméables à l’expérience parce qu’ils ne comprennent pas que les dirigeants russes ne voient pas les échanges économiques comme on a coutume de le faire.

Pour eux, il ne s’agit pas d’améliorer le niveau de vie de la population ni de permettre un enrichissement de leurs concitoyens. La priorité est de raffermir le régime en place et de se servir des échanges économiques pour subvertir et soumettre le partenaire. La logique de puissance l’emporte sur toute considération économique au sens où on l’entend ailleurs.

Au moment où l’Allemagne investissait massivement dans la Russie bolchévique après Rapallo, Lénine répandait l’or à flot pour susciter une révolution communiste à Berlin. La Russie est prête à vendre son gaz à perte à condition que ce moyen lui assure la domination politique d’un pays voisin. Elle consent à dépenser des fortunes pour assurer une victoire électorale à des personnalités sous son influence.

« Le partenariat commercial et d’investissement russo-américain a un potentiel énorme », procla-me Poutine après le sommet en Alaska. L’expérience l’a convaincu que les Occidentaux ont la mémoire courte. Grugés par la Russie depuis un siècle et demi, ils en redemandent toujours.

Aujourd’hui, après que l’obsession anti-ukrainienne de Poutine a entraîné la Russie dans une guerre ruineuse, nous revenons à la case départ. La nature mafieuse de l’État russe lui a permis d’essaimer en Occident et d’organiser un vaste système de contournement des sanctions pour continuer à acheminer le pétrole russe vers les marchés mondiaux. Mais l’économie russe a fini par accuser le coup. Alors que la Russie est aux abois, le Kremlin revient à son corps défendant à la phase de séduction des gogos étrangers, en se tournant vers le maillon faible de « l’Occident collectif », l’administration Trump. Il ne s’agit pas seulement de tirer l’économie russe du marasme, mais d’inciter les États-Unis à forcer les Ukrainiens à capituler. Or les États-Unis ne sont plus l’honnête pays capitaliste d’autrefois. À travers Trump et d’autres stipendiés, Moscou y a implanté les mœurs et la mentalité des oligarques post-communistes. Ce qu’on qualifie chez nous d’approche « transactionnelle », qu’il faudrait plutôt appeler moins pompeusement « vénalité », caractérise les oligarques russes depuis le début. Ces prédateurs enivrés par le sentiment de leur impunité et de leur toute-puissance, ne prennent en compte que l’intérêt immédiat, le profit à portée de main. L’homme « transactionnel » ne se projette pas dans la durée, il est même incapable de percevoir un contexte complexe de rapports de forces, ni même un jeu politique ordinaire. Il n’anticipe jamais les conséquences à long terme de ses actes. C’est ainsi que les oligarques russes, après s’être détruits entre eux, ont cru malin d’installer un homme du KGB à la tête de la Russie, s’imaginant que celui-ci serait leur marionnette. Toute l’administration Trump se comporte aujourd’hui comme ces oligarques russes aveugles de 1997-2000. Elle est obsédée par le profit immédiat sans voir qu’elle est en train de scier la branche sur laquelle elle est assise, de détruire systématiquement le prestige et les alliances des États-Unis dans le monde, les bases de leur prospérité. En Russie se déroule un processus symétrique : Poutine, faute d’avoir anticipé les conséquences de sa décision d’envahir l’Ukraine, est en train de saborder la Russie. Aujourd’hui, il croit pouvoir redresser sa situation en s’appuyant sur les États-Unis, sans comprendre que le succès éclatant de sa politique américaine a transformé Washington en planche pourrie – y compris pour lui.

Françoise Thom

Voir également :

Notes

  1. Françoise Thom, Poutine ou l’obsession de la puissance, Litos, 2022, p. 154.
  2. V. Belton, Catherine. Putin’s People: How the KGB Took Back Russia and Then Took on the West. Farrar, Straus and Giroux, 2020.
  3. Pierre Tran, “France, Russia Finalize Mistral Deal”, Defense News, 17 juin 2011.
  4. Bill Browder, Red Notice: A True Story of High Finance, Murder, and One Man’s Fight for Justice, Simon & Schuster, 2015; Galia Ackerman, « L’empire de l’arbitraire, entretien avec Bill Browder », Politique Internationale, N° 134, 2012.

In-depth Analysis:

For Françoise Thom, economic warfare isn’t just one aspect of the conflict: it is the Kremlin’s primary and historic weapon against the West.

The strategy is immutable, whether Tsarist, Soviet, or Putinite. The trap always snaps shut in two stages: first, lure the West with the promise of colossal profits to plunder its technology and capital; then, expropriate and expel it once its military power is modernized.

The true masterstroke came after 1991. Massive aid from the IMF and the World Bank, meant to save Russia, became the fuel for state-sanctioned looting. Billions were siphoned off by a new caste of oligarchs. This stolen money wasn’t just hidden: it was laundered and recycled right in the heart of our capitals, with the complicity of our own financial institutions.

This fortune then became a weapon of « contagion. » Its venom: corruption. The goal was no longer just to get rich, but to rot Western democracies from the inside out. To buy off elites, fund political parties, paralyze political will, and spread the idea that everything is just cynicism and a power struggle.

Blinded by its own greed, the West let it all happen. It sold the technology that rebuilt the Russian military. It turned a blind eye to the financial flows that rotted its institutions. Today’s war is therefore no accident. It is the bill for thirty years of willful blindness. It is the price of believing business could be done with a regime that saw us as only one thing: prey.

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Publications de Françoise Thom dans Desk Russie (2025)
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L’Université libre Alain Besançon — Photo © Desk Russie & European-Security

Desk Russie vous rappelle que Françoise Thom va présenter un cycle de cinq conférences : « Les instruments et les méthodes de projection de puissance du Kremlin de Lénine à Poutine », dans le cadre de l’Université Libre Alain Besançon.. Pour plus de détails et pour vous inscrire (en personne)