De la « Realpolitik » à la « Real-Estate-Politik »

En 2025, la paix en Ukraine n’est plus l’affaire des diplomates, mais d’un magnat de l’immobilier, Steve Witkoff, ami de Trump, parachuté négociateur sans aucune expérience. Face à ses impairs, toute critique journalistique est violemment balayée comme une « opération d’influence étrangère ». C’est l’avènement de la « Real-Estate-Politik », où la guerre est traitée comme un simple deal. Cette approche, déjà vue avec Jared Kushner au Moyen-Orient, réduit la géopolitique à une transaction. Les nations deviennent des actifs, les frontières des clauses, et les vies humaines un simple passif. On y nie la complexité de l’Histoire au profit d’une logique de pur profit. La paix n’est plus un idéal à atteindre, mais une affaire à conclure. Et la plus grande tragédie est de voir le monde applaudir cette simplification mortifère.

par Joël-François Dumont — Paris, le 30 août 2025 —

La Diplomatie du bulldozer : Quand les promoteurs immobiliers veulent bâtir la paix mondiale

Bienvenue dans le futur. Nous sommes le 29 août 2025, et le monde de la diplomatie a changé. Il ne sent plus la naphtaline des ambassades feutrées, mais plutôt le béton frais et l’odeur du profit. La raison ? Des hommes comme Steve Witkoff, magnat de l’immobilier new-yorkais et ami personnel du Président Trump, sont désormais aux commandes des dossiers les plus brûlants de la planète.

-
Portrait de Steve Witkoff — Illustration AI © European-Security

L’article de Politico,[1] qui a mis le feu aux poudres dans cette réalité alternative (ou peut-être pas si lointaine), nous dépeint une situation à la fois fascinante et terrifiante : le négociateur en chef pour la paix entre la Russie et l’Ukraine n’est pas un diplomate de carrière, mais un homme dont le plus grand fait d’armes est d’avoir érigé des tours de verre et d’acier. Son grand mérite est d’être celui qui perd toujours au golf lorsqu’il joue avec son guide suprême !

Cette nomination, loin d’être une anomalie, est le symptôme d’une nouvelle doctrine : la « Real-Estate-Politik ». L’idée, simple et séduisante sur le papier, est qu’un « dealmaker », un homme habitué aux négociations à haut risque où des milliards sont en jeu, serait plus à même de « résoudre » un conflit qu’un aréopage de fonctionnaires empesés. Après tout, qu’est-ce qu’une guerre, sinon un très mauvais deal immobilier où les deux parties se battent pour un terrain ?

« Une opération d’influence étrangère » : « Quand le thermomètre est accusé d’avoir la fièvre » [2]

L’article de Felicia Schwartz dans Politico a eu l’outrecuidance de pointer du doigt ce qui semble être une évidence : l’inexpérience totale de M. Witkoff en matière de géopolitique slave. Il est symptomatique et révélateur à la fois d’une administration de « pieds nickelés » avec quelques idiots utiles au service du Kremlin. Citant des sources anonymes, le papier dépeint un envoyé spécial qui, selon Reuters, aurait « mal compris l’offre d’échange de territoires de Poutine, laissant les dirigeants européens ‘stupéfaits‘ ». Oups.

-
Felicia Shwartz animant un débat sur C-Span — Capture d’écran

La réaction de l’administration Trump 2.0, telle que rapportée par une myriade de médias suite à l’article, est un chef-d’œuvre de communication de crise, version bulldozer. Le vice-président JD Vance,[3] dans une tirade enflammée sur X (anciennement Twitter), n’y va pas par quatre chemins. L’article n’est pas une critique journalistique, non. C’est, je cite, une « opération d’influence étrangère » et une « faute journalistique ». Il accuse la journaliste d’être soit « pas très intelligente, soit une complice volontaire

C’est là que l’humour, si l’on peut dire, confine au génie. L’administration ne défend pas Witkoff sur le fond (sa compétence), mais attaque le messager avec une force nucléaire. Le message est clair : critiquer l’envoyé du Président, c’est se rendre complice de l’ennemi. Comme le dit fièrement Witkoff lui-même, se drapant dans la légitimité que lui confère son patron :

« Cette déclaration de notre incroyable Vice-Président parle d’elle-même. Merci Monsieur le Vice-Président. C’est un honneur pour moi de servir dans l’administration Trump. » La boucle est bouclée. La compétence n’est plus un prérequis ; la loyauté est la seule qualification qui vaille.

Le précédent Kushner : L’ange de l’immobilier au Moyen-Orient

Pour comprendre le « phénomène Witkoff », il faut regarder dans le rétroviseur. Car ce n’est pas un coup d’essai. C’est la saison 2 d’une série qui a déjà connu un certain succès : celle de Jared Kushner, gendre du Président et, lui aussi, promoteur immobilier propulsé au rang de grand architecte de la paix au Moyen-Orient. Les Français découvrent les premiers pas de « diplomate » de son père, actuel ambassadeur à Paris, l’homme que Donald Trump 1.0 avait naguère gracié ! Quel beau monde décidément !

Jared Kushner est arrivé sans aucune expérience diplomatique, avec pour seule boussole son carnet d’adresses et sa proximité avec le pouvoir. On lui a confié le conflit le plus insoluble de la planète, un bourbier où des générations de diplomates se sont cassé les dents. Et, contre toute attente, il a produit un résultat : les Accords d’Abraham.

Un succès ? Oui, si l’on considère la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes comme une fin en soi. Kushner a abordé le problème comme un promoteur : en contournant l’obstacle principal.

Le « client » difficile, le locataire récalcitrant – les Palestiniens – a tout simplement été sorti de l’équation. Le « deal » consistait à offrir des avantages économiques et militaires alléchants (des avions F-35 pour les Émirats, par exemple) en échange d’une signature. C’est brillant, c’est transactionnel, c’est du pur « art du deal ». Mais cela n’a pas réglé le conflit. Cela l’a mis sous le tapis, en espérant que personne ne trébuche dessus.

Witkoff en Ukraine, c’est la promesse d’un « Kushner 2.0 » appliqué à l’Europe de l’Est. La méthode est la même : trouver des points de levier, des « sweeteners » pour faire passer la pilule. On parle déjà de lever les sanctions énergétiques contre la Russie. L’idée est de transformer un conflit existentiel, pétri d’histoire, de culture et de sang, en une simple négociation de « concessions territoriales et de garanties de sécurité ». On ne négocie pas le Donbass comme on vend une tour à Dubaï, mais l’envie de le croire est forte.

De la « Realpolitik » à la « Real-Estate-Politik »

Pourquoi cette obsession pour les magnats de l’immobilier ? Parce qu’ils incarnent une vision du monde particulière, une vision qui séduit un certain électorat et un certain type de leader.

  1. Le culte du « Closer » : Dans le monde des affaires, et plus encore dans l’immobilier, tout ce qui compte est de « conclure l’affaire » (close the deal). Le promoteur est un homme d’action, qui se moque des procédures et des « états d’âme ». Il voit un terrain vague (un conflit gelé) et veut y construire quelque chose, peu importe les complications. Cette mentalité du « résultat à tout prix » est vue comme un antidote à la bureaucratie lente et frustrante de la diplomatie traditionnelle.
  2. Le monde est un bilan comptable : Pour un promoteur, tout a un prix. Une frontière, un port, une région… ce sont des actifs (assets). Des vies humaines ? Des passifs (liabilities). Cette vision désincarnée permet de proposer des « solutions » qui horrifieraient un historien ou un humaniste, mais qui semblent logiques sur une feuille de calcul. Échanger un territoire contre la fin des sanctions ? C’est un simple arbitrage coût-bénéfice.
  3. La négation de la complexité : Enfin, et c’est peut-être le plus important, cette approche est un rejet pur et simple de la complexité du monde. L’idée que des siècles de conflits, d’identités nationales et de blessures historiques puissent être résolus par deux hommes dans une pièce qui se tapent dans la main est le summum de la pensée simplificatrice. Mais c’est une simplification rassurante. La diplomatie, après tout, ne devrait pas être plus compliquée que le slogan qui l’a rendue célèbre : « Location, Location, Location ».
Donald Trump recevant son prix Nobel de la Paix ! Illustration © AI European-Security

En conclusion, l’épopée de Steve Witkoff en 2025, qu’elle soit une fiction de Politico ou une prémonition, nous tend un miroir. Elle nous montre un monde où l’expertise est devenue suspecte et où le pragmatisme brutal du monde des affaires est vu comme la solution ultime. Le risque est immense. Car si un mauvais deal immobilier vous fait perdre de l’argent, un mauvais deal diplo-matique se paie en vies humaines.

Donald has only one dream…

La vraie question est de savoir si les jurés norvégiens du prix Nobel ont un prix. Qui vivra verra !

Illustration © AI European-Security

Le monde attend de voir si la prochaine paix sera signée sur un traité international en bonne et due forme… ou sur le dos d’une serviette en papier, dans un club privé de Mar-a-Lago. Et ça, ce n’est pas une blague. Pas tout à fait.

Joël-François Dumont

[1] Voir ‘His inexperience shines through’: Steve Witkoff struggles to manage Russia as Trump peace envoy in Politico : Witkoff’s solo approach has led to repeated miscues with Russia, leaving Trump’s pledge to quickly end the war between Russia and Ukraine adrift, par Felicia Schwartz — (2025-0829) —

[2] Formule empruntée à Françoise Thom lors d’un débat sur LCI en juillet dernier. Dressant un parallèle entre la décision de Poutine de classifier désormais les statistiques et Staline qui avait fait fusiller les démographes qui avaient publié des chiffres en baisse de la population après les grandes purges de 1937-1938, elle avait eu ce mot : « le meilleur moyen de ne pas avoir de fièvre était de casser le thermomètre ».

[3] Voir et réécouter (on ne s’en lasse pas) « Guerre en Ukraine : « Washington est devenu la cour de Néron », lance Claude Malhuret à la tribune du Sénat : « Faire face. Et d’abord ne pas se tromper… » — (2025-0304) — Washington has become Nero’s court… — 2025-0304) — Washington ist zum Hof Neros geworden… — 2025-0304) —

Voir également : « From Real-Politik to Real-Estate Politik » — (2025-0830) —

In-depth Analysis :

In 2025, peace in Ukraine is no longer a matter for diplomats, but for a real estate tycoon: Steve Witkoff, a friend of Trump, parachuted in as chief negotiator with zero experience. In the face of his blunders, all journalistic criticism is aggressively dismissed as a « foreign influence operation. » This marks the rise of « Real-Estate-Politik, » where war is treated like just another business deal. This playbook, first seen with Jared Kushner in the Middle East, reduces geopolitics to a transaction. Nations become assets, borders become contractual clauses, and human lives are a mere liability. The complexity of history is denied in favor of a bottom-line mentality. Peace is no longer an ideal to strive for, but simply a deal to be closed. And the greatest tragedy is watching the world applaud this deadly oversimplification.