Les Occidentaux s’interrogent sur les intentions de Poutine concernant l’Ukraine. Ils prennent en compte les moindres déclarations émanant du Kremlin, les mouvements de troupes, l’évolution de la propagande. Mais le contexte plus large de la crise leur échappe souvent. La destruction de l’État ukrainien indépendant est certes un objectif prioritaire poursuivi par Poutine en raison de ses obsessions historiques. Mais cela doit aussi servir d’instrument à la réalisation d’un but non moins important aux yeux de Moscou : le dressage des élites européennes.
par Françoise Thom — DeskRussie — 11 février 2022 —
Lors du sommet d’Istanbul le 19 novembre 1999, le président Eltsine et le président Clinton eurent cet échange hallucinant.
Eltsine : « Je vous demande une chose. Vous n’avez qu’à donner l’Europe à la Russie. Les États-Unis ne sont pas en Europe. L’Europe devrait être l’affaire des Européens. La Russie est à moitié européenne et à moitié asiatique. »
Clinton : « Alors vous voulez aussi l’Asie ? »
Eltsine : « Bien sûr. Nous allons devoir nous mettre d’accord sur tout cela. »
Clinton : « Je ne crois pas que les Européens apprécieront beaucoup. »
Eltsine : « Pas tous. […] Vous pouvez prendre d’autres États et assurer leur sécurité. Je vais prendre l’Europe et assurer la sécurité des Européens. Enfin pas moi. Mais la Russie. […] Bill, je suis sérieux. Laissez l’Europe à l’Europe. L’Europe ne s’est jamais sentie aussi proche de la Russie qu’elle l’est aujourd’hui. […] La Russie est assez puissante pour protéger toute l’Europe […]. Elle est assez puissante et intelligente pour savoir que faire de l’Europe. »
Reportons-nous aux propos de Vladimir Poutine lors du sommet de Saint-Pétersbourg en mai 2018, alors que le président Macron rappelait que les États-Unis contribuaient à la sécurité européenne : « Vous n’avez pas à vous en faire. Nous vous aiderons. Nous assurerons la sécurité [européenne]. » RIA Novosti constate à l’époque : « L’allergie de l’Europe à la poudre peut nous permettre de développer un business rentable. Ce n’est pas sans raison que Vladimir Poutine a proposé les services de la Russie pour assurer la sécurité européenne. […] Pour paraphraser lord Ismay, on peut dire que l’espace de sécurité commun discuté par Macron et Poutine lors du forum de Saint-Pétersbourg peut se construire selon la formule : “Les États-Unis doivent être boutés hors d’Europe, les intérêts de la Russie en Europe doivent être pris en compte, l’indépendance de l’Europe doit être soutenue1.“ »
La crise de l’hiver 2021-2022 se dessinait dès ce moment. On ne peut que constater la continuité remarquable des objectifs russes, et l’opiniâtreté avec laquelle ils sont mis en œuvre brique par brique.
La stratégie ukrainienne du Kremlin est indissociable de la réalisation de ses buts à long terme en Europe. L’évolution de la politique européenne du Kremlin suit celle de sa politique intérieure : au début cooptation par la corruption et le chantage, puis rôle grandissant de l’intimidation.
Françoise Thom – Photo © E-S
On le voit à la construction contre vents et marées du gazoduc Nord Stream 2, à la fois instrument de recrutement dans la classe politique et le milieu des affaires allemand, instrument du déclassement géopolitique de l’Ukraine, de la ruine de ce pays, et moyen d’assurer la soumission de l’Europe à l’égard du Kremlin, surtout quand l’argument gazier est renforcé par l’intimidation militaire.
Lors de sa rencontre avec Viktor Orbàn, le président Poutine n’a pas manqué de souligner que « la Hongrie a acheté du gaz russe cinq fois moins cher [230-250 dollars, NDLR] que les prix du marché en Europe » : signal très clair que les « amis de Poutine » et les pays qui refusent le déploiement de troupes de l’OTAN sur leur territoire sont généreusement récompensés par Moscou. « Les États-Unis et l’Allemagne se retrouveront les mains vides avec leurs sanctions. Ce sera aussi une bonne leçon pour eux. » « En 2023 l’Europe frigorifiée brûlera ses bibliothèques dans les cheminées », jubile svpressa. La carotte pour les uns, le bâton pour les autres.
Cette corrélation entre politique ukrainienne du Kremlin et volonté de dompter les élites européennes apparaît explicitement en octobre-novembre 2021, lorsque la Russie soumet aux ministres des Affaires étrangères français et allemand un projet de déclaration commune sur le « conflit interne ukrainien », constatant l’absence de progrès dans le règlement dudit conflit et appelant à un « dialogue direct » entre Kiev et les régions séparatistes, déclaration qu’elle proposait de publier après la réunion des quatre ministres des Affaires étrangères. L’adoption de ce document par les Occidentaux aurait signifié que ceux-ci acceptaient la version russe du conflit en Ukraine. Le 4 novembre, Jean-Yves Le Drian et son homologue allemand, Heiko Maas, répondent dans une lettre commune adressée à Sergueï Lavrov que le projet de Moscou comporte des appréciations que l’Allemagne et la France ne partagent pas, notamment la description d’un « conflit interne ukrainien » et le rôle de « facilitateur » revendiqué par la Russie, au côté de l’OSCE, entre les belligérants. Outré du refus franco-allemand, le ministère russe des Affaires étrangères rend publiques, le 17 novembre, les notes confidentielles échangées avec la France et l’Allemagne. Cette résistance des représentants des deux pays européens considérés ordinairement comme les plus complaisants à l’égard de Moscou est jugée insupportable.
On peut penser que cet épisode a contribué à l’escalade russe aboutissant à l’ultimatum du 17 décembre, assorti de menaces de guerre nucléaire. Le raisonnement de Poutine, inspiré par sa paranoïa et sa pratique des arts martiaux, était à peu près le suivant. Les Occidentaux ont fait de l’Ukraine une « anti-Russie ». Eh bien, retournons ce levier ukrainien contre l’OTAN, faisons éclater l’OTAN en appuyant sur l’Ukraine. Toute la crise qui a suivi découle de ce calcul : les troupes massées aux frontières de l’Ukraine ; la menace d’une invasion de ce pays, voire d’une guerre avec les Occidentaux, si l’OTAN n’accordait pas à la Russie des « garanties de sécurité » qui équivalaient à un suicide de l’Alliance et au discrédit total des États-Unis comme garants de la sécurité européenne.
Poutine avait été si impressionné par la débandade des États-Unis en Afghanistan qu’il s’imaginait pouvoir chasser les Américains d’Europe au moyen d’un bluff bien orchestré.
Un article du politologue Dmitri Souslov met les points sur les « i » : « Moscou propose essentiellement de modifier les règles du jeu fondamentales et les principes de base qui ont déterminé la sécurité européenne au cours des trente dernières années, situation qui convenait parfaitement aux États-Unis et à l’OTAN, mais jamais à Moscou. Tout d’abord, il s’agit du principe proclamé dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990, selon lequel chaque État a le droit de déterminer lui-même comment assurer sa sécurité, y compris en rejoignant un bloc militaire ou un autre. » Souslov appelle à une dénonciation de la Charte de Paris devenue « obsolète ». L’agence RIA Novosti résume encore mieux les arrière-pensées du Kremlin : « Nos propositions-exigences donnent le signal d’un temps nouveau. Les États-Unis doivent commencer à refluer de bon gré, car de toute façon ils devront renoncer à leurs positions (ce processus est déjà en cours), y compris dans l’espace post-soviétique, lequel, quoi qu’il arrive, reviendra à moyen terme dans la sphère de notre influence inconditionnelle. Les Américains feraient mieux de se préparer et d’opérer leur retrait de manière ordonnée plutôt que de subir plus tard des dommages supplémentaires dus à un effondrement chaotique dans le style afghan. » L’idée est de fournir à Washington et aux Européens le moyen « de présenter [leurs] prochaines concessions comme un exploit au nom de la survie du peuple et de l’État ukrainiens, ainsi que de la prévention d’une grande guerre prétendument imminente en Europe ». Ainsi, le chantage contre l’Ukraine était conçu pour accélérer le retrait américain d’Europe et imposer la remise en cause de tout l’ordre européen libéral de l’après-guerre froide.
L’échec de ce plan après la première salve ne veut pas dire que la Russie ait renoncé à ses objectifs, bien au contraire. Chassée par la porte, elle revient d’ordinaire par la fenêtre. Il faut tenir compte de ce contexte européen pour peser le risque aux yeux de Moscou d’une guerre ouverte contre l’Ukraine. Comme le souligne Dmitri Souslov, « l’option d’une hypothétique invasion russe de l’Ukraine en réponse au refus des États-Unis et de l’OTAN de respecter les “lignes rouges” russes semble vraiment absurde et contre-productive : elle ne réduira pas la sécurité des États-Unis et de leurs alliés (ils n’entreront pas en guerre avec la Russie à cause de l’Ukraine), mais ne fera que les consolider encore plus contre la Russie ». De toutes les options envisagées aujourd’hui par le Kremlin, on peut penser qu’il choisira celles qui sont le plus susceptibles de semer la zizanie dans le camp occidental et surtout d’éloigner les Européens des Anglo-Saxons.
La volonté de diviser les Occidentaux transparaît dans les conférences de presse tenues après la rencontre du président Poutine avec Viktor Orbàn puis avec Emmanuel Macron. Après les déclarations récentes du commandant de la marine allemande, l’amiral Kay-Achim Schönbach, affirmant que l’Ukraine ne reprendrait jamais la Crimée, le président russe, conscient d’un flottement chez les Européens, attise les appréhensions : « Imaginons que l’Ukraine soit un pays de l’OTAN et lance des opérations militaires [pour récupérer la Crimée]. Devrions-nous entrer en guerre avec le bloc de l’OTAN ? Eh bien, quelqu’un y a-t-il même pensé ? Il semble que non. »
Cet argument a été répété ad nauseam par Vladimir Poutine lors de sa conférence de presse avec le président Macron le 7 février : « Voulez-vous que la France soit en guerre avec la Russie ? C’est ce qui va arriver ! Comprenez-vous, oui ou non, que si l’Ukraine est dans l’OTAN et veut récupérer la Crimée par des moyens militaires, les pays européens seront automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie ? […] Il n’y aura pas de gagnants. Et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre gré. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous remplirez l’article 5 du traité de Rome. » On notera l’ignorance crasse du président russe étalée sans complexe : la confusion entre le traité de l’Atlantique Nord et le traité de Rome fondant la CEE, le fait que l’article 5 du traité de l’OTAN ne garantit nullement une assistance militaire automatique en cas d’agression contre un des États membres, ce qui pulvérise en plein vol l’argument favori de Poutine.
Que considérer comme une « incursion » en Ukraine ? Quel est le seuil à partir duquel se déclencheront les redoutables sanctions occidentales ? La ligne de front dans le Donbass est restée pratiquement inchangée depuis des années. L’élargissement de l’enclave séparatiste pourrait être tolérée par certains Européens, pense-t-on à Moscou. Du coup la question des sanctions deviendrait une pomme de discorde au sein du camp occidental. On songe à un scénario semblable à celui de la guerre d’août 2008 en Ossétie du Sud. Des éléments « incontrôlés » (ou, au contraire, téléguidés) de territoires séparatistes peuvent organiser une provocation, à laquelle l’Ukraine ne pourra que riposter, ce qui servira d’excuse à une intervention russe à plus grande échelle. En ce sens, les déclarations lénifiantes du ministère russe des Affaires étrangères selon lesquelles la Russie ne commencera pas la guerre laissent tout craindre.
On constate dès aujourd’hui que la transformation des territoires séparatistes en un protectorat russe sans statut officiel s’accélère. Le Kremlin a déjà ordonné aux députés de la Douma d’État de lancer une campagne de propagande pour préparer l’opinion publique. Les communistes de la Douma préparent un accord sur la reconnaissance des républiques de Donetsk et de Lougansk et exigent haut et fort la fourniture d’armes à ces entités. Mais il s’agit d’effets de manche : « Reconnaître [l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk] ? Non, cela serait à notre détriment et extrêmement bénéfique pour les atlantistes, car non seulement les accords de Minsk n’auraient plus lieu d’être (alors qu’ils nous permettent de riposter à l’Occident en pointant le non-respect des accords par Kiev), mais cela pourrait faciliter l’adhésion réelle de l’Ukraine à l’OTAN. »
Car Moscou n’abandonne pas son vieux projet remontant à 2015 : forcer les Occidentaux à contraindre l’Ukraine à réaliser les accords de Minsk 2, négociés, après de lourds revers militaires de l’Ukraine, par les représentants de l’Ukraine, de la Russie, de la France et de l’Allemagne.
Les accords de Minsk stipulent le retrait « de toutes les armes lourdes par les deux parties », la mise en place d’une bande démilitarisée d’une largeur de 50 à 140 kilomètres, la reprise par Kiev du financement des territoires sous contrôle rebelle, et une réforme constitutionnelle en Ukraine d’ici fin 2015, prévoyant une « décentralisation », et octroyant un statut spécial aux régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk. Celles-ci auront le droit de nommer procureurs et juges, de constituer des « unités de police du peuple », d’avoir une « coopération transfrontalière avec des districts de la Fédération de Russie ». Par ces accords la Russie obtient l’essentiel : l’assurance d’une ruine prolongée de l’Ukraine, obligée d’assumer le fardeau économique des enclaves pro-russes aux mains des réseaux mafieux supervisés par les services russes, l’assurance que l’État ukrainien sera faible, avec pour Moscou la perspective de contrôler le gouvernement de Kiev grâce aux régions de l’Est devenues une force de blocage après la mise en place de la réforme constitutionnelle dictée par Moscou ; des décisions stratégiques en matière de politique étrangère, comme l’adhésion à l’Union européenne ou à l’OTAN, seront impossibles sans l’accord de tous les membres de la fédération ukrainienne. Ainsi la Russie aura toujours le moyen de déstabiliser l’Ukraine de l’intérieur. Une fois affaiblie et reprise en main, l’Ukraine reprendrait théoriquement le contrôle de ses frontières.
Dans sa conférence de presse le 7 février 2022, Vladimir Poutine a laissé échapper une citation qui montre on ne peut mieux comment il conçoit son rapport avec l’Ukraine, le viol collectif auquel il veut associer ses partenaires occidentaux. Évoquant les accords de Minsk auxquels l’Ukraine sera contrainte de souscrire, il cite deux vers d’un quatrain populaire: « Que tu aimes ça, ou que tu ne l’aimes pas, Tu n’as qu’à supporter, ma belle. » L’allusion s’éclaire quand on prend connaissance des deux premiers vers : « Ma chérie est couchée dans son cercueil, Je m’allonge et je la b… »
On comprend que Kiev se débatte avec l’énergie du désespoir. Le premier point d’achoppement est que la Russie refuse de se reconnaître comme partie prenante du conflit. Kiev argue qu’il faut d’abord mettre fin aux hostilités, proclamer un cessez-le-feu général, retirer le matériel militaire et libérer le Donbass des troupes russes. Or la Russie soutient que son armée n’est pas dans le Donbass et que ceux qui s’y trouvent sont des volontaires, qui font partie des « unités de police » locales conformément aux dispositions des accords. Dès le début du conflit, la Russie s’est opposée aux initiatives de déploiement d’une mission armée de l’OSCE ou de toute autre mission de maintien de la paix. À partir de 2019, la Russie se met à distribuer massivement des passeports russes aux habitants des régions séparatistes (650 000 passeports ont été distribués au printemps 2012), de manière à se donner un prétexte d’intervention « en défense des citoyens russes ».
Aujourd’hui le Kremlin est revenu à la charge et a obtenu que non seulement la France et l’Allemagne, mais même les États-Unis, se disent partisans de l’application des accords de Minsk.
Cette manœuvre accompagne une vaste entreprise de subversion de l’État ukrainien. L’arme énergétique et la menace d’une guerre qui fait fuir les investisseurs sont utilisées pour mettre l’économie ukrainienne à genoux. La presse russe se délecte à dépeindre la situation dramatique de ce pays : « La hryvnia ukrainienne a coulé à pic, les étrangers s’étant débarrassés des obligations d’État ukrainiennes. Le coût du service de la dette extérieure considérable a fortement augmenté. Et tout cela sur le fond d’un hiver rigoureux, de la crise énergétique, des fermetures massives des grandes entreprises et des protestations de petits entrepreneurs qui continuent d’être accablés d’impôts toujours plus élevés. Dans cette situation, au lieu d’obtenir des armes quasi périmées, Kiev préférerait de l’argent. Mais après avoir tiré une aide dérisoire de 1,2 million d’euros de l’Union européenne “à cause de la menace d’invasion”, les dirigeants ukrainiens n’ont pas reçu un sou de plus. […] La situation déplorable de l’économie provoque une forte spirale de tension sociale dans le pays qui, sur fond de désorganisation du pouvoir et des forces de l’ordre, pourrait bien déboucher sur des pogroms selon le scénario kazakh. Et il ne s’agira pas seulement d’un changement de régime dans le pays, mais aussi de la survie physique de l’élite ukrainienne. Moscou le comprend très bien. […] Personne ne donne d’argent. Pire, Kiev est obligé de se conformer aux accords de Minsk, ce qui sonne le glas du gouvernement actuel. Cela détruit l’accord informel entre l’Ukraine et l’Occident, selon lequel, en échange de la politique russophobe de Kiev, le gouvernement est maintenu à flot […] le maximum qui est désormais proposé à ces élites est de s’accrocher aux châssis des avions américains qui s’apprêtent à décoller, comme c’était déjà le cas en Afghanistan. »
Cette dernière remarque est importante : elle montre que les accords de Minsk sont aussi une entreprise de mise à l’écart des élites ukrainiennes. Il s’agit une fois de plus d’une revanche du président Poutine, ce que laissent deviner ses propos lors de la conférence de presse du 7 février 2022 : « Nous comprenons qu’il ne s’agit pas de Zelensky ni même de Porochenko — les États-Unis étaient à l’origine du coup d’État [de février 2014, lorsque le président pro-russe Ianoukovitch prit la fuite, NDLR] avec la participation la plus active de l’Allemagne et de la France. » Point de vue repris par le politologue Igor Chichkine : « Dans les accords de Minsk, la France et l’Allemagne ne sont pas des médiateurs de paix. Ce sont des représentants des vrais maîtres de l’Ukraine après 2014, qui ont sauvé leur régime fantoche. […] Les accords de Minsk annuleront le coup d’État, car ils ramèneront l’Ukraine à son état antérieur. Autrement dit, ils priveront du pouvoir ceux qui ont organisé le coup d’État et qui règnent encore sur l’Ukraine “indépendante”, à savoir l’Occident collectif, les États-Unis d’abord, et pas loin derrière, la France et l’Allemagne. »
Poutine rêve de voir les Occidentaux déboulonner de leurs propres mains ceux qui dans son esprit ont été mis au pouvoir par eux à Kiev. Moscou projette de renouer avec la politique de Staline dans les années 1930, d’anéantir ou de forcer à l’exil les élites ukrainiennes qui ont eu le temps de se reconstituer après l’extermination stalinienne, comme c’est déjà le cas au Bélarus. On peut imaginer un scénario selon lequel la reconnaissance par le gouvernement ukrainien des régimes fantoches du Donbass, conformément aux accords de Minsk, provoquera un coup d’État à Kiev, qui sera présenté par la Russie comme un putsch d’extrême droite. La Russie se saisira du prétexte pour lancer une invasion militaire sous couleur de protéger les russophones de l’est et du sud de l’Ukraine, l’agression russe étant camouflée comme une démarche « humanitaire » visant à empêcher un « génocide ».
Surpris de la fermeté de la réaction des pays de l’OTAN devant l’ultimatum du 17 décembre, le Kremlin reste persuadé que ce sursaut sera sans lendemain. Il guette avidement les signes d’un effritement du camp occidental. Elena Karaïeva, dont la spécialité semble être de pourfendre le président Macron, écrit dans RIA : « L’activité diplomatique actuelle des Européens, qui ont cette fois délégué à la France, investie de la présidence de l’UE, les pouvoirs du négociateur en chef, s’explique simplement : les pays membres de la communauté ne tiennent nullement à se retrouver entre le marteau et l’enclume et à risquer leur bien-être, quoique modeste, pour des slogans fracassants mis en avant par des non-Européens et au nom d’une Ukraine complètement et infiniment étrangère aux Européens. […] L’Allemagne sait exactement ce qui pourrait arriver si les Russes, en guise de contre-mesure et uniquement en raison de la menace d’une attaque contre leur pays, décidaient de parler aux Allemands en langage militaire. Sans parler du fait que le gaz russe et d’autres sources d’énergie diront haut et fort auf wiedersehen et iront sur les marchés asiatiques, où ils sont attendus — et attendus avec impatience.
La situation de Macron est semblable à celle de Scholz, bien que plus compliquée : après en avoir pris plein la figure en Afrique, contraint (y compris pour cette raison) d’en retirer le contingent militaire, le président français, en tant que commandant en chef, ne peut que savoir qu’en cas d’affrontement avec les Russes, ses forces armées ne tiendront pas un jour. […] Égoïstement effrayé pour sa très petite personne et réalisant (enfin, dans la mesure donnée par la nature et les circonstances) qu’une conversation avec la Russie devrait être menée aux conditions de la Russie, Macron a envoyé à Moscou son émissaire Pierre Vimont, une personne de confiance ayant le rang d’ambassadeur plénipotentiaire. »
De manière prévisible, « l’accueil réservé par Moscou au président de la France ressemble à un signal clair adressé à l’Occident dans son ensemble : soit la capitulation complète, soit la guerre », commente Alexandre Jelenine dans Rosbalt. Beaucoup d’Européens entretiennent l’illusion que le Kremlin serait prêt à accepter une Ukraine neutre sur le modèle de la Finlande. C’est mal comprendre le régime de Poutine et oublier les idées fixes du président russe. Poutine veut faire de l’Ukraine une satrapie, la rattacher au « monde russe » tel qu’il l’entend, avec son culte de la « grande guerre patriotique », son régime dictatorial, sa corruption, ses médias enrégimentés respirant la haine de l’Europe et des démocraties libérales. Car au Kremlin on sait bien qu’une Ukraine contrôlant sa politique intérieure pourrait devenir la « balle en argent » capable de frapper au cœur le système poutinien : après le Maïdan, les conditions du développement y ont été mises en place — liberté, institutions démocratiques en formation, séparation des pouvoirs. Et cela donnerait à l’Ukraine une chance de construire un État prospère si la Russie cessait de la harceler par tous les moyens.
Le Kremlin ne peut pas tolérer l’émergence d’un pôle de liberté dans le « monde russe ». C’est l’Europe qu’il combat en Ukraine et cet acharnement ne fait que refléter sa haine de la civilisation européenne, alors même qu’il ambitionne d’établir son hégémonie sur le continent et de coopter les dirigeants européens pour la réalisation de son programme.
C’est aussi la Russie que vise Poutine, une Russie qui commence à s’éveiller de la torpeur mortifère dans laquelle l’ont plongée depuis vingt ans les fantasmes pathologiques de son chef. « J’ai l’impression que Poutine est fatigué de la Russie et qu’il veut l’achever », vient de déclarer le très nationaliste général Ivachov dans une interview retentissante condamnant la posture belliqueuse de la Russie poutinienne. Nous arrivons à un point où les problèmes intérieurs accumulés et la situation intenable où la politique de Poutine a placé la Russie sur le plan international convergent, et dans le refus de la guerre se rejoignent de manière inattendue les patriotes de la vieille école et les libéraux. Les aventures géopolitiques, loin de stabiliser le système, risquent de le faire tomber à grand fracas.
Françoise Thom
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