Le bateau ivre face à l’iceberg du Kremlin

Face au maître du Kremlin, la diplomatie américaine a des allures de « bateau ivre ». Le sommet d’Anchorage en fut une illustration tragi-comique. Donald Trump, qui se vantait de pouvoir arrêter la guerre en 24 heures avec une naïveté déconcertante, est tombé dans le piège que lui tendait Vladimir Poutine. Ce dernier, stratège à sang-froid et adepte de la « technique du salami » consistant à démembrer sa proie morceau par morceau, a su exploiter la vanité et la vision à court terme de son homologue américain. Le reportage de Laure Mandeville,[1] envoyée spéciale du Figaro à Anchorage,[*] est une des meilleures analyses qui soit qui illustre cette « diplomatie de l’humiliation ». Pour mieux comprendre l’objectif que poursuit le stratège du Kremlin, il faut lire le papier de Laure Mandeville et se reporter à l’analyse de Françoise Thom dans le Monde qui complète le tableau.

Le Gambit d’Anchorage : Anatomie d’une humiliation auto-infligée Le bateau ivre face à l’iceberg du Kremlin

par Joël-François Dumont — Paris, le 18 aoùt 2025 —

Introduction : Un Yalta arctique en gestation

Le sommet convoqué à Anchorage, en Alaska, le 15 août 2025, a été présenté au monde sous la bannière « In Pursuit of Peace » (À la poursuite de la paix).[1] En réalité, ce fut un exercice à l’opposé. Il ne s’agissait pas d’une négociation entre égaux, mais d’une opération psychologique russe méticuleusement exécutée qui a abouti à un triomphe stratégique pour le Kremlin et à une profonde humiliation auto-infligée pour les États-Unis. L’événement a mis en lumière l’ascendant d’un maître du Kremlin calculateur sur le « bateau ivre » de la diplomatie américaine.[1] Ce qui s’est déroulé sur le tarmac de la base aérienne d’Elmendorf-Richardson fut une démonstration magistrale de mise en scène politique, où le produit principal n’était pas un résultat diplomatique, mais un ensemble d’images et de récits puissants conçus pour une consommation mondiale. Vladimir Poutine n’a pas voyagé à Anchorage pour parler à Donald Trump; il y est allé pour se produire devant le monde, utilisant le président américain comme un accessoire dans une pièce sur l’abaissement de son propre pays.

Conférence de presse Trump Poutine — Photo kremlin.ru
« Poutine ne considère pas Trump comme un interlocuteur, mais comme un outil » — Photo kremlin.ru

Le spectacle était aussi révélateur que discordant. Le dirigeant d’une nation menant une guerre d’agression brutale, un homme recherché par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre, a été reçu non pas avec la froide formalité qui sied à un paria international, mais avec une profusion d’honneurs.[1] Le déploiement du tapis rouge, l’accueil personnel du président Trump, le trajet dans la Cadillac présidentielle et la décision d’accorder à Poutine la première parole lors d’une conférence de presse où les questions étaient interdites — chaque élément était un visuel soigneusement choisi. Il ne s’agissait pas de courtoisies diplomatiques standards; c’étaient des actes de légitimation calculés, offerts sans aucune concession discernable en retour. Le lieu même, sur l’ancien territoire russe de l’Alaska, ajoutait une couche d’ironie symbolique qui n’a certainement pas échappé aux planificateurs du Kremlin.

La conclusion ultérieure des médias d’État russes — que le sommet signalait la « normalisation des relations russo-américaines » et la pleine réintégration de leur chef dans le jeu international — n’était pas de la simple propagande; c’était une lecture précise de l’effet escompté de la performance.[1] L’échec fondamental de l’appareil diplomatique américain a été son incapacité à reconnaître qu’il se trouvait sur une scène, et non à une table de négociation. En acceptant le sommet dans ces conditions, les États-Unis avaient déjà concédé le point central : que l’agresseur et le défenseur de sa victime sont des égaux moraux et politiques. Le sommet a été un échec cuisant pour les intérêts américains, mais pour Vladimir Poutine, ce fut un succès retentissant avant même qu’il n’ait prononcé un mot. Il a dangereusement endommagé la crédibilité des États-Unis, enhardi un adversaire révisionniste et mis en péril l’ensemble de l’ordre de sécurité européen.

I. L’anatomie d’une débâcle diplomatique

L’échec du sommet d’Anchorage n’est pas le fruit du hasard ou d’un concours de circonstances imprévu; il était prédestiné par une combinaison catastrophique de naïveté américaine, d’incompétence stratégique et d’un modèle diplomatique fondé sur l’ego présidentiel plutôt que sur un intérêt national cohérent. L’administration Trump est entrée dans la réunion en ayant déjà cédé sur les points les plus critiques, démontrant une incompréhension profonde et dangereuse de son adversaire, de la nature du conflit et des principes de base de la diplomatie de puissance. Toute l’entreprise reposait sur un fondement d’ignorance, incarné par la promesse de campagne du président de mettre fin à la guerre en Ukraine en « 24 heures » — une vantardise prononcée avec une légèreté et une naïveté que seuls les ignorants peuvent posséder.[1]

Les bases de la débâcle ont été posées par un émissaire, Steve Witkoff, dont l’évaluation de la position russe a démontré une « stupéfiante incompétence ».[1] La partie américaine a procédé comme si un accord était à portée de main, ne dépendant que des pouvoirs de persuasion de son chef. Cette croyance découlait d’un cas fatal de projection narcissique, résumé avec justesse par un observateur : « Comme la flatterie marche avec lui, Trump a pensé qu’elle marcherait avec Poutine ! »[1] Cette substitution de la vanité personnelle à l’analyse stratégique est la marque d’une diplomatie détachée de la réalité. L’équipe américaine n’a pas compris que Poutine, un produit du KGB, n’est pas sensible à la flatterie mais est, en fait, un expert dans son utilisation pour manipuler les autres.[3]

L’échec le plus accablant, cependant, fut la capitulation stratégique préventive qui a eu lieu avant même le début du sommet. L’administration Trump a abandonné l’exigence logique et nécessaire d’un cessez-le-feu comme condition préalable aux pourparlers. Au lieu de cela, dans un renversement stupéfiant, Trump s’est rallié à l’idée même promue par Poutine : des négociations directes pour un accord de paix global pendant que la guerre fait rage.[1] Cette décision n’était pas une concession tactique mineure; c’était une reddition fondamentale. Elle permet au Kremlin de « continuer à pilonner les villes d’Ukraine » tout en s’engageant dans la fiction d’un processus de paix.[1] Elle accorde à la Russie le luxe stratégique de négocier avec un pistolet sur la tempe de l’Ukraine, en utilisant la destruction et la mort quotidiennes comme levier.

Anchorage Trump-Poutine — Photo kremlin.ru
« Une combinaison catastrophique entre la naïveté américaine, l’incompétence stratégique et un modèle diplomatique fondé sur l’ego présidentiel plutôt que sur des intérêts nationaux cohérents » — Photo kremlin.ru

Ce n’était pas simplement une erreur tactique, mais une profonde erreur conceptuelle. L’administration américaine a fondamentalement méconnu la nature du conflit, le considérant comme un différend transactionnel à résoudre plutôt qu’une guerre de conquête à gagner ou à perdre. Poutine avait été explicite sur ses objectifs, déclarant sa détermination à s’attaquer aux « racines profondes du conflit ».[1][2] Ce langage codé a été correctement interprété dans l’analyse comme une exigence de soumission totale de l’Ukraine : l’annexion de quatre régions en plus de la Crimée, une renonciation forcée à l’adhésion à l’OTAN et une surveillance russe de sa démilitarisation. L’objectif de Poutine est existentiel et non négociable. L’équipe américaine, opérant avec une mentalité commerciale, croyait qu’un « deal » était possible où les deux parties pourraient revendiquer une victoire. C’est une erreur de catégorie aux proportions historiques. En acceptant de négocier selon les termes de Poutine, les États-Unis ont implicitement accepté la prémisse russe selon laquelle la souveraineté de l’Ukraine, son territoire et son avenir sont des marchandises négociables. Ce n’est pas un pas vers la paix; c’est le premier pas décisif vers une capitulation forcée. Le slogan « indécent » du sommet, « In Pursuit of Peace », était un mensonge dès le départ, car il a été convoqué selon les termes de l’homme qui a déclenché la guerre à lui seul.[1]

II. Conte de deux dirigeants : Le transactionnaliste contre le tsar

La dynamique personnelle entre Donald Trump et Vladimir Poutine n’est pas une relation entre pairs; c’est une étude clinique de manipulation psychologique. Le sommet d’Anchorage a fourni une illustration frappante de la manière dont Poutine, le stratège à long terme au sang-froid, a magistralement identifié et exploité les vulnérabilités de Trump, le transactionnaliste à court terme au sang chaud. Cette asymétrie fondamentale de caractère, de vision du monde et d’objectif stratégique dicte l’issue de chaque interaction, garantissant que les intérêts américains sont systématiquement subordonnés à ceux de la Russie.

Les deux hommes sont les produits de mondes entièrement différents et opèrent sur des plans cognitifs différents. Trump est décrit comme un « émotionnel à sang chaud », un dirigeant qui s’appuie sur l’instinct viscéral, gère à vue et est prêt à changer brusquement de cap en fonction de l’humeur et des retours immédiats.[1] Sa vision du monde est fondamentalement transactionnelle; il croit que les relations internationales sont une série de contrats et qu’une combinaison de charme personnel et de logique commerciale peut résoudre n’importe quel conflit. Il cherche à attirer Poutine sur le « terrain de la rationalité » sans comprendre à quel point les passions irrationnelles, les griefs historiques et les idéologies messianiques animent son homologue.[1]

Poutine, en revanche, est un « animal à sang froid ».[1] Ancien officier du KGB, il est discipliné, calculateur et patient, évaluant son adversaire bien à l’avance et jouant un jeu à long terme. Son terrain de prédilection n’est pas la salle de conseil, mais le champ de bataille de la guerre hybride et de la déstabilisation psychologique.[1] Alors que les deux dirigeants peuvent être considérés comme des insurgés contre l’ordre mondialisé post-1991, leurs objectifs sont diamétralement opposés. Trump, représentant une révolte populiste occidentale, cherche à renégocier les termes de l’Amérique au sein de cet ordre pour un plus grand bénéfice économique. Poutine, l’archi-insurgé de l’anti-Occident, cherche à détruire l’ordre lui-même par la restauration impériale, masquant son agression dans le langage de l’anticolonialisme tout en pratiquant la forme la plus nue de l’impérialisme.[1][2]

Poutine radieux, Trump le regard vide — Photo kremlin.ru
Trump, un « homme impulsif et émotionnel », un « opportuniste à court terme » axé sur l’immédiat, aux côtés d’un Poutine rayonnant, qui pense à long terme et met en œuvre sa stratégie de manière méthodique — Photo kremlin.ru

Ce contraste est le plus évident dans leurs horizons stratégiques. Trump est un « court-termiste transactionnel », concentré sur la victoire immédiate et le prochain cycle de nouvelles. Poutine « pense à long terme », exécutant patiemment une stratégie pour faire capituler l’Ukraine et la démembrer morceau par morceau en utilisant la « technique du salami ».[1][2] Il est prêt à endurer la dégradation économique et l’isolement politique pour atteindre ses objectifs historiques. La « fascination » persistante et mystérieuse de Trump pour Poutine, un phénomène qui remonte à 2015, reste une vulnérabilité clé, avec des explications allant d’une affinité sincère pour les régimes autoritaires à des théories plus sombres de recrutement passé par les services russes.[1]

En fin de compte, Poutine ne voit pas Trump comme un interlocuteur mais comme un outil. Il comprend que le besoin psychologique principal de Trump n’est pas un résultat politique spécifique, mais la validation constante de son propre ego et de son génie. En fournissant cette validation — par des éloges, le spectacle d’un sommet et l’illusion d’une relation spéciale — Poutine peut effectivement « embaucher son interlocuteur américain » pour faire avancer les objectifs stratégiques russes.[1] Pour Poutine, Washington est à la fois l’« interlocuteur majeur » et l’« ennemi fondamental ».[2] Ce n’est pas une contradiction. Il a besoin des États-Unis à la table pour ratifier ses conquêtes et leur donner une légitimité, mais son objectif ultime est la diminution de la puissance américaine et l’effondrement du système international dirigé par les États-Unis. Il utilise magistralement la relation personnelle avec le président américain pour atteindre l’objectif stratégique de vaincre les États-Unis.

III. La bataille pour l’âme de Washington : Réalistes, faucons et le bateau ivre

La nature erratique et autodestructrice de la politique américaine envers la Russie n’est pas simplement le produit du tempérament du président; c’est la manifestation extérieure d’une guerre idéologique non résolue qui fait rage au sein du mouvement conservateur américain. Le « bateau ivre » de la diplomatie américaine est dirigé non pas par une vision stratégique cohérente, mais par l’oscillation imprévisible du président Trump entre deux camps fondamentalement opposés. D’un côté, les « réalistes MAGA », qui prônent une « paix à bas prix » et sont prêts à sacrifier le territoire ukrainien pour une fin rapide du conflit. De l’autre, les « faucons reaganiens », qui comprennent la menace existentielle posée par le régime revanchard de Poutine et préconisent une politique de fermeté.[1] Ce schisme interne crée un vide stratégique que les adversaires s’empressent d’exploiter, rendant la politique américaine dangereusement incohérente.

L’argument « réaliste » est articulé par des personnalités comme Mario Loyola de la Heritage Foundation. Cette école de pensée postule que la Russie ne fait que « reprendre ses droits sur son territoire historique » alors que l’Ukraine pivote vers l’Ouest.[1] Selon cette vision, l’indépendance de l’Ukraine n’était tolérable pour Moscou que tant qu’elle restait alignée sur la Russie. La perte de la Crimée et du pont terrestre la reliant à la Russie est présentée comme un coup stratégique inacceptable auquel Moscou était obligé de résister. La conclusion tirée de cette prémisse est que la seule solution viable est que l’Ukraine échange ces territoires contre une garantie de son indépendance diminuée. Cet argument est souvent associé à un appel isolationniste, suggérant que les États-Unis n’ont « aucun intérêt stratégique particulier en Ukraine » et que le conflit et les sanctions qui y sont associées compliquent inutilement des relations stratégiques plus importantes avec des pays comme l’Inde et la Chine.[1]

Poutine et Trump à Anchorage - Photo Kremlin.ru
« Récompenser l’agression ne fait qu’engendrer plus d’agression » – Photo Kremlin.ru

Cette perspective, bien que revêtue du langage du réalisme, repose sur un fondement profondément anhistorique et stratégiquement myope. Elle accepte le cadre impérial du conflit du Kremlin pour argent comptant, légitimant une guerre d’agression comme une défense du « territoire historique ». Elle ignore dangereusement le principe fondamental de la sécurité internationale selon lequel récompenser l’agression ne fait qu’engendrer plus d’agression — comme le dit le vieil adage, « l’appétit vient en mangeant ».[1]

Pour contrebalancer cette faction, il y a l’influence continue des faucons reaganiens au sein de l’administration, personnifiée par le secrétaire d’État Marco Rubio, qui représente l’« aile de la fermeté ».[1] C’est en grande partie grâce à l’action d’arrière-garde de ce groupe que le sommet d’Anchorage n’a pas immédiatement dégénéré en un « Yalta de l’Arctique » en bonne et due forme, avec Trump approuvant explicitement un dépeçage de l’Ukraine dicté par la Russie.[1] Leur présence garantit qu’un débat se poursuit, mais elle ne produit pas une politique cohérente.

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À force de saluer la vague, on finit par l’embrasser pour de bon — Illustration © European-Security

Le résultat est un président qui, « Selon les moments… a semblé pencher pour l’un ou l’autre de ces camps ».[1] Cette vacillation constante signifie que la politique américaine n’est pas proactive mais réactive et, de manière critique, défensive contre elle-même. Un allié comme l’Ukraine, ou en fait toute nation tentant de naviguer dans sa relation avec Washington, ne peut pas construire une stratégie à long terme sur un tel fondement de sable. Cela crée une situation perverse où Kiev et les capitales européennes doivent dépenser autant d’énergie diplomatique et de capital politique en lobbying et en gestion des factions à Washington qu’en combattant l’invasion russe. Cette paralysie interne américaine n’est pas un bug mais une caractéristique du paysage stratégique pour Moscou. Poutine n’a pas besoin de vaincre une stratégie américaine cohérente; il lui suffit d’attendre que ses contradictions internes la paralysent ou, comme à Anchorage, la fassent basculer de manière décisive en sa faveur. Le manque de fiabilité américain est devenu un atout stratégique russe clé.

IV. L’Ukraine au bord du précipice : Entre État diminué et État vassal

Conséquence directe et immédiate du sommet d’Anchorage, l’Ukraine est confrontée à un choix existentiel, imposé non pas par son ennemi, mais par son principal allié. Les États-Unis n’agissent plus comme un garant indéfectible de la souveraineté ukrainienne, mais sont devenus le principal vecteur de pression sur Kiev pour qu’elle accepte un règlement de paix qui implique la perte permanente de territoire et un compromis fondamental de ses aspirations nationales. Ce changement radical a contraint les alliés européens à une opération désespérée de limitation des dégâts, s’efforçant de sauver un État ukrainien diminué mais défendable de la sombre alternative : sa soumission complète et son retour dans la sphère d’influence de Moscou en tant qu’État vassal.

La dureté de ce choix a été mise à nu. Le Wall Street Journal est cité comme résumant les deux scénarios possibles désormais sur la table : « L’Ukraine pourrait perdre du territoire, mais survivre en tant que pays souverain et sécurisé, bien que diminué. Alternativement, il pourrait perdre la terre et la souveraineté ».[1] Ce cadrage, désormais prévalent à Washington, signale une disposition à accepter l’amputation permanente du territoire ukrainien comme un prix légitime pour la paix.

Ce n’est pas simplement une évaluation analytique; c’est désormais la politique américaine officielle, bien qu’informelle, communiquée directement depuis le sommet. Lorsqu’on lui a demandé quel conseil il donnerait au président ukrainien Volodymyr Zelensky après le sommet, la réponse du président Trump a été d’une franchise brutale : « Accepte le deal. La Russie est forte. C’est une grande puissance, pas l’Ukraine ».[1] Cette déclaration représente un abandon complet du principe selon lequel les agresseurs ne doivent pas être récompensés par le butin de leur agression. Elle transforme le rôle des États-Unis de celui d’un allié fournissant les moyens de résistance à celui d’un exécuteur, menaçant de couper la ligne de vie de la victime si elle ne se soumet pas aux exigences fondamentales de l’agresseur.

Trump Poutine_Patrick Chappatte ©
Les Européens vont-ils simplement céder et accepter l’inacceptable ?
Patrick Chappatte n’est pas optimiste — © Patrick Chappette (La Tribune Dimanche)

En réponse à cette pression américaine, les dirigeants européens convergent vers Washington pour plaider contre l’acceptation de « l’inacceptable ».[1] Leur stratégie n’est pas de remporter une victoire totale, mais d’obtenir le moins mauvais résultat possible. La contre-proposition européenne est un compromis pragmatique et douloureux : l’acceptation d’un cessez-le-feu à long terme le long de la ligne de contact actuelle, ce qui laisserait les régions occupées sous contrôle russe de facto sans accorder de reconnaissance de jure de la souveraineté de Moscou. En échange de cette immense concession, ils cherchent la mise en œuvre de « garanties de sécurité fortes » qui permettraient aux 80 % restants de l’Ukraine de survivre, de se reconstruire et de se défendre en tant que nation indépendante.[1]

Dans cette dynamique tendue, le président Trump a injecté un élément nouveau et profondément ambigu. Dans un renversement surprenant de la politique précédente de la Maison Blanche, il a proposé la participation américaine à ces garanties de sécurité — une initiative décrite comme une « rare bonne nouvelle ».[1] Cependant, leur « teneur exacte reste floue », avec des possibilités allant d’engagements robustes à une simple aide logistique et militaire pour les contingents européens. Cette ambiguïté est le champ de bataille central pour l’avenir de l’Ukraine. L’offre d’une garantie de sécurité américaine est profondément contradictoire avec la pression simultanée exercée sur Zelensky pour qu’il « accepte le deal ». Cela crée un risque sérieux qu’une garantie américaine faible et mal définie puisse être utilisée comme une feuille de vigne diplomatique — un outil pour persuader l’Ukraine d’accepter des pertes territoriales permanentes en échange d’une promesse de sécurité qui s’avérerait creuse une fois testée. L’avenir d’une Ukraine libre dépend désormais des détails d’un accord de sécurité négocié sous une contrainte extrême, promu par une administration américaine peu fiable et dicté par le calendrier d’un agresseur. Ce n’est pas une recette pour une paix durable, mais pour un futur conflit à des conditions encore plus favorables à Moscou.

Conclusion : Les échos d’Anchorage et le prix de la faiblesse

Le sommet d’Anchorage a infligé des dommages aux États-Unis et à l’alliance occidentale qui sont à la fois stratégiques et profondément symboliques. En conférant une légitimité à un agresseur et en signalant un recul par rapport à ses principes fondamentaux, les États-Unis ont diffusé un message de faiblesse, d’incohérence et de manque de fiabilité tant à leurs alliés qu’à leurs adversaires à travers le monde. Anchorage n’était pas une simple bévue diplomatique; c’était un moment potentiellement décisif, une ratification publique d’une politique de puissance révisionniste qui menace de défaire toute l’architecture de sécurité de l’après-guerre froide.

L’humiliation symbolique était palpable et profondément ressentie par les observateurs chevronnés des affaires internationales. Le stratège Andrew Michta a saisi le sentiment de choc et de honte en demandant : « C’était insupportable à regarder… est-ce bien là mon pays qui se laisse humilier en se prosternant devant un ex-officier du KGB qui est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes? ».[1] Ce sentiment d’abaissement n’est pas simplement une réaction émotionnelle; il a des conséquences stratégiques tangibles. Le spectacle a validé les méthodes brutales de Poutine, permettant aux médias russes de déclarer sa réintégration réussie dans le « jeu international » et de cimenter son statut dans son pays en tant que dirigeant capable de mettre une superpuissance au pas.[1]

La conséquence stratégique la plus dangereuse d’Anchorage est la grave érosion de la dissuasion. Pendant des décennies, la stabilité mondiale a reposé sur deux piliers de la puissance américaine : sa capacité militaire et économique immense, et la crédibilité de ses engagements. Alors que la capacité américaine reste formidable, le sommet a infligé une blessure grave à sa crédibilité. La question douloureuse de Michta — « Sommes-nous devenus faibles et incompétents à ce point? » — est précisément la question qui sera désormais débattue dans les conseils stratégiques de Pékin, Téhéran et Pyongyang.[1] Si les États-Unis ne sont pas disposés à supporter les coûts du maintien du principe de souveraineté nationale en Europe, un intérêt stratégique américain fondamental depuis plus d’un siècle, où diable seront-ils disposés à le faire ?

Poutine et Trump à Anchorage — Photo kremlkin.ru
Le sommet d’Anchorage a porté un coup dur aux États-Unis et à l’alliance occidentale. — Photo kremlkin.ru

Le message envoyé depuis Anchorage est que les engagements américains sont négociables, que ses principes sont malléables et que sa politique étrangère dépend des caprices transactionnels de son dirigeant. Cette perception crée un monde beaucoup plus dangereux et instable. Elle valide la croyance fondamentale des révisionnistes autocratiques : que l’Occident est décadent, divisé et manque de la patience stratégique et de la clarté morale pour s’opposer à une agression déterminée. Elle abaisse le coût perçu de l’expansionnisme et invite les adversaires à tester la détermination américaine ailleurs, créant un terrain fertile pour les erreurs de calcul et des conflits plus larges. L’avertissement selon lequel récompenser l’agression est une folie car « l’appétit vient en mangeant » a été mis de côté.[1] Les détails cruciaux débattus au lendemain du sommet ne sont pas d’importance locale. Comme le conclut l’analyse, en ces moments, « c’est l’avenir de l’Europe et du monde libre qui est peut-être en train de se décider ».[1] Il se décide parce que la nation qui a longtemps garanti la sécurité de ce monde a signalé qu’elle n’est peut-être plus disposée, ou capable, de payer le prix du leadership.

Joël-François Dumont

Sources et légendes

[1] Voir l’analyse de Laure Mandeville, envoyée spéciale du Figaro : « A Anchorage, l’ascendant du maître du Kremlin face au bâteau ivre de la diplomatie américaine » — (2025-0818)

[2] Voir Françoise Thom : « Face à Poutine, les Européens sont en position de force : L’administration Trump est en train de réaliser le sauvetage du régime de Poutine, dont elle a besoin pour racketter l’Europe, selon Françoise Thom, avant la rencontre entre Trump et Poutine » in Le Monde du 14 août 2025 p.22

[3] Voir « Anchorage – Un sommet de symboles, pas de substance » — (2025-0816) —

[*] Laure Mandeville, licenciée en russe et en polonais est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’université Harvard. Correspondante du Figaro à Moscou (1997-2000). Chef du bureau « Amérique » à Washington (2009-2016), elle est, depuis 2017, chargée des grandes enquêtes sur l’Europe et les États-Unis au Figaro. Elle a publié plusieurs livres, dont l’un sur Donald Trump qui gagnerait à être relu…

  • L’Armée russe, la puissance en haillons, 1994, No 1
  • La Reconquête russe, Paris, Grasset, 2008 (Prix Louis-Pauwels 2009)
  • Qui est vraiment Donald Trump ?, Paris, Éditions des Équateurs, 2016 
  • Les Révoltés d’Occident, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022 
  • Quand l’Ukraine se lève, avec Constantin Sigov, Paris, Talent Éditions, 2022

Voir également :

In-depth Analysis:

The Anchorage Summit, held on August 15, 2025, between US President Donald Trump and Russian President Vladimir Putin, is presented by Laure Mandeville as a « tragicomic illustration » of American diplomatic failure. Far from being a negotiation, it was a « meticulously executed Russian psychological operation » resulting in a « strategic triumph for the Kremlin and a profound, self-inflicted humiliation for the United States. » The summit exposed the « ascendancy of a calculating master of the Kremlin over the « drunken boat » of American diplomacy, » with Putin using Trump as a « prop in a drama of his own country’s debasement. » The core message is that the US, driven by presidential ego and strategic incompetence, inadvertently legitimized Putin, eroded its own credibility, and dangerously imperiled the European security order by pressuring Ukraine to accept territorial concessions.