Le cloaque et le chaos : la Russian connexion de l’affaire Epstein

Dans ce papier au contenu explosif, Françoise Thom [1] met en lumière les relations étroites qu’entretenaient le financier Jeffrey Epstein et le père de sa complice Ghislaine, Robert Maxwell, magnat de la presse écrite britannique, avec les hautes sphères du pouvoir soviétique, puis russe. Ce constat pose une question troublante : et si c’était le FSB qui détenait la fameuse « liste » des clients d’Epstein ? Quel meilleur moyen pour compromettre l’élite américaine que de posséder des preuves de participation à des orgies avec des mineures ? 

par Françoise Thom in Desk Russie — Paris, le 28 juillet 2025 —

L’affaire Epstein est associée dans l’opinion au scandale de ce gigantesque réseau pédophile qu’Epstein et sa complice Ghislaine Maxwell avaient organisé et impunément exploité pendant des années.

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Les jurés ont vu des photos inédites de Ghislaine Maxwell avec Jeffrey Epstein sur la Côte d’Azur
— Source : Bureau du procureur fédéral de New York (SDNY) —

La question des protections occultes dont bénéficiaient les deux comparses a donné lieu à une floraison d’hypothèses encouragées par Epstein lui-même, qui se disait « appartenir au renseignement ». La mouvance MAGA insiste sur le rôle du Mossad dans la fulgurante carrière de l’escroc pédophile.

Tucker Carlson affirme qu’Epstein était un agent israélien et que Trump étouffe l’affaire pour cette raison. La gauche met en cause le rôle de la CIA dans la libération rapide d’Epstein après sa première arrestation en 2008. En 2019, les médias d’État russes ont fait leurs choux gras de l’affaire Epstein, occasion en or pour dénoncer « les élites mondialisées dégénérées ». Aux États-Unis, le débat politique tourne de manière obsessionnelle autour de la « liste des clients », l’arbre cachant la forêt, à savoir la construction d’un empire du chantage dont les produits sont accessibles à des puissances hostiles.

Quant au président Trump, nombre d’observateurs se sont étonnés de ce qu’il mette sur le même plan l’affaire Epstein et ce qu’il appelle le Russia Hoax, l’enquête sur les ingérences russes en sa faveur lors des élections de 2016 : « Pourquoi lie-t-il Epstein à la Russie ?» , se demande Christopher Steel, ex agent du Secret Intelligence Service britannique, spécialiste de la Russie. « Il est clair que dans son esprit Epstein
est associé à la Russie
 ».

La Russian connexion : ce qui est documenté

On n’a aucune trace de voyages d’Epstein en Russie avant 2014. Ceci ne veut pas dire qu’Epstein ne se soit jamais rendu à Moscou avant cette date (v. infra). La connexion russe d’Epstein a été documentée pour la première fois après la publication d’une enquête approfondie du Dossier Center, une organisation de hackers financée par Khodorkovski. Il en ressort qu’entre Jeffrey Epstein et les hommes du Kremlin existait un véritable partenariat fort profitable aux deux parties. Epstein avait une relation au plus haut niveau avec Moscou. Pour lui, il s’agissait d’exploiter les exceptionnelles opportunités financières offertes par la Russie ; pour les hommes du Kremlin, il s’agissait de prendre conseil auprès cet expert en paradis fiscaux et en blanchiment des fonds, de solliciter son assistance pour la couverture d’agents envoyés aux États-Unis et de faire appel à ses talents de rabatteur pour organiser un accès à des cibles américaines intéressant le FSB. Cette relation de confiance ne s’était pas bâtie en un jour et devait être bien antérieure à 2014.

L’interlocuteur d’Epstein est Sergueï Beliakov, vice-ministre du Développement économique, puis directeur de la Fondation du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF). Il a pour mission d’attirer les investissements étrangers.

Vladimir Poutine au Forum de Saint-Pétersbourg — Photo Kremlin.ru
Vladimir Poutine au Forum de Saint-Pétersbourg — Photo Kremlin.ru

Le Forum économique de Saint-Pétersbourg est le terrain de chasse privilégié de ravissan-tes escorts chargées de « tamponner » les hommes d’affaires pour le compte des services russes.

Beautés russes à Saint-Petersbourg — Illustration © European-Security
From Russia with love — Illustration © European-Security

De manière prévisible, Beliakov est aussi un diplômé de l’Académie du FSB. Sa carrière a connu une ascension fulgurante. Il a été conseiller de l’oligarque Oleg Deripaska, puis assistant de la ministre du Développement économique, Elvira Nabioullina, qui dirige aujourd’hui la Banque centrale de Russie. Les documents hackés par l’équipe du Dossier Center révèlent qu’au printemps 2014, il sollicite les conseils d’Epstein pour contourner les sanctions occidentales. Celui-ci recommande :

  • La création d’une « nouvelle banque » sur le modèle capitaliste occidental.
  • Le lancement d’une alternative au bitcoin, nommée « BRIC », et de nouvelles monnaies adossées au pétrole.
  • Une offre de prêts d’une valeur de « 500 milliards » (la devise n’étant pas précisée).
  • D’éviter d’augmenter les taux directeurs de la Banque centrale russe (« Mauvais conseil d’augmenter les taux »).

Ainsi Epstein soufflait au Kremlin des stratégies pour contrer la guerre économique menée par l’Occident.

L'ours russe et le piege a miel — Illustration © European,-Security
« Le piège à miel de Saint-Pétersbourg: l’État-Mafia russe » — Illustration © European,-Security

De plus, il met son réseau à contribution pour envoyer au Forum économique de Saint-Pétersbourg des dirigeants d’entreprises occidentales de premier plan intéressant le Kremlin, tels que Reid Hoffman (cofondateur de LinkedIn) et Nathan Myhrvold (ancien directeur de la technologie de Microsoft), en vue d’un recrutement éventuel.

Cette aide était cruciale pour Moscou à un moment où de nombreux Occidentaux boycottaient la Russie. En juillet 2014, Beliakov, alors vice-ministre russe du Développement économique, intervient personnellement pour aider Jeffrey Epstein à obtenir un visa russe. Il lui organise une série de rencontres de très haut niveau à Moscou. Il s’agit de personnalités au cœur de la politique économique russe : le vice-ministre des Finances, Sergueï Stortchak, et le vice-président de la Banque centrale, Alexeï Simanovski, voire le ministre du Développement économique lui-même, Alexeï Oulioukaïev. Mais là encore, mystère : on ignore si cette visite d’Epstein a réellement eu lieu.

Entre hommes de bonne compagnie on se rend de menus services. En juillet 2015, Epstein contacte Beliakov pour un problème urgent : une « fille russe de Moscou, Gouzel Ganieva », se trouvait à New York et « tentait de faire chanter un groupe d’hommes d’affaires puissants ». Ganieva avait pris dans ses filets un ami proche et associé d’Epstein, le milliardaire Leon Black. Qu’à cela ne tienne : Beliakov fournit à Epstein un dossier de renseignement détaillé sur Ganieva, qui selon lui travaille en solo et sera fort sensible à une menace d’expulsion des États-Unis. Leon Black verse d’énormes sommes à Epstein.

La Commission des finances du Sénat américain a examiné une partie d’un dossier confidentiel du Département du Trésor sur Epstein. Ce dossier montre qu’Epstein a utilisé plusieurs banques russes, aujourd’hui sous sanctions, pour traiter des paiements liés à son réseau de trafic sexuel. Un nombre important de ses victimes venaient de Russie, du Bélarus et d’autres pays d’Europe de l’Est, établissant un lien financier direct entre son entreprise criminelle et les institutions financières de cette région. L’ampleur des transactions est stupéfiante : un seul de ses comptes bancaires a enregistré 4 725 virements totalisant près de 1,1 milliard de dollars, ce qui représente des milliers de pistes potentielles d’enquête.

Il ne s’agit pas seulement de menus services rendus par Epstein au Kremlin. Le trafic sexuel en couvrait un autre. Il s’avère qu’Epstein avait une prédilection pour les collaboratrices russes. Ainsi son assistante, Svetlana (Lana) Pojidaïeva, a obtenu un visa de talent O-1 aux États-Unis grâce à une lettre de recommandation de Beliakov.

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Sergueï Beliakov — Fond Kontent, Capture d’écran

Cette dame mérite qu’on s’y arrête. Diplômée du prestigieux Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO), l’académie du ministère des Affaires étrangères qui forme les diplomates et les agents du renseignement russes, polyglotte, sa carrière a pris un tournant inattendu. Malgré ses brillantes études, elle finit par devenir mannequin, représentée par MC2, une agence de mannequins appartenant au Français Jean-Luc Brunel, prédateur sexuel et proxénète d’Epstein (arrêté en 2020, il sera retrouvé pendu dans sa cellule, comme Epstein). Elle s’installe aux États-Unis, et devient une collaboratrice de Jeffrey Epstein.

Svetlana Pozhidaeva avec Jeffrey Epstein 1 Woody Allen - Source Craig Unger
Svetlana Pozhidaeva avec Jeffrey Epstein et Woody Allen — « From Russia (to Jeffrey) with love » … « La saga Epstein est encore plus intéressante quand on s’intéresse aux femmes russes qui ont aidé à mener ses activités. Voici un aperçu de Svetlana Pozhidaeva. » — Source : Craig Unger, Substack.com

Elle se lance dans le caritatif, préside une fondation de soutien aux femmes entrepreneuses, ainsi qu’une association new-yorkaise dont le but est de soutenir les sciences et technologies de l’éducation, Education Advance ; la majeure partie des 56 000 dollars de financement de cette dernière ont été versés par Epstein en 2017. Epstein a également fait don de 50 000 dollars à Pojidaïeva au profit de la Fondation Open Cog, un projet visant à développer un nexus d’intelligence artificielle open source. Epstein lui a aussi offert l’opportunité d’étudier et d’assister à des conférences avec des scientifiques. « Ce qu’elle appréciait, c’est qu’il donnait beaucoup à la science et aidait les chercheurs et les personnes intéressantes », a déclaré une source à l’Irish Mail on Sunday. 

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Youri Chvetz, transfuge du KGB, est l’un des premiers à avoir montré comment le réseau Epstein avait convergé avec celui du FSB, le cas de Pojidaïeva est clair : « Comment une personne aussi intelligente et instruite que Pojidaïeva a-t-elle pu devenir une militante pour les femmes tout en recherchant peut-être le soutien de Jean-Luc Brunel et de Jeffrey Epstein, qui ont dirigé et participé à la traite des êtres humains et au viol de filles mineures pendant plus de deux décennies ? »

Il n’y a qu’une explication. C’était un agent infiltré avec l’aide de Jeffrey Epstein pour pénétrer « le réseau américain lié aux superordinateurs et à l’intelligence artificielle ».

Jean-Luc Brunel , le rabatteur qui aurait fourni plus d’un millier de mineures à son ami Jeff Epstein. Photo Robert Espalieu 

Chvetz rappelle que Poutine considère l’intelligence artificielle, les superordinateurs et le contrôle des technologies informatiques avancées comme l’enjeu de sécurité nationale le plus crucial pour la Russie, « aussi essentiel à la survie de son régime que l’était pour Staline l’obtention de la bombe atomique ». 

« Dix-sept mille informaticiens russes travaillent aux États-Unis, et un grand nombre d’entre eux sont liés aux services de renseignement russes – des gens brillants qui sont employés chez Apple, Microsoft et d’autres entreprises depuis des années. »

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Maria Drokova au rassemblement de la jeunesse pro-Kremlin « Seliger » en 2010

Une autre collaboratrice russe d’Epstein, Macha Drokova, a suivi un parcours non moins atypique pour infiltrer la Silicon Valley. Cette fervente partisane de Vladimir Poutine, ancienne militante du mouvement de jeunesse Nachi, est d’abord chargée de nouer des amitiés (et plus si affinités) avec les opposants russes.

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Konstantin Tryov, « le troll en chef du Kremlin », ancien hacker et député à la Douma — Photo Wikidata

Elle devient une collaboratrice de Konstantin Rykov, le « troll en chef » du Kremlin et une figure importante dans l’enquête du Sénat sur l’ingérence russe dans les élections américaines. Ayant décroché un visa E16 (ce visa, aussi appelé « visa Einstein », est destiné aux « étrangers aux capacités extraordinaires ») grâce à l’intervention d’Esther Dyson, une vieille connaissance d’Epstein qui siège au conseil d’administration du géant russe des moteurs de recherche Yandex NV, elle s’installe aux États-Unis où elle devient attachée de presse pour Jeffrey Epstein.

La tâche réelle de Drokova semble être de trouver pour la Russie des investisseurs américains afin de financer des technologies susceptibles d’être particulièrement utiles au Kremlin. Comme par hasard, à partir de 2016, nous la voyons commencer à investir dans des start-ups technologiques, ciblant NtechLab, qui est désormais détenu à au moins 37 % par Rostec, c’est-à-dire par le gouvernement russe. NTechLab utilise l’IA pour analyser les Big Data.

Citons aussi Impulse VC, une société basée à Moscou et soutenue par l’oligarque russe Roman Abramovitch, StealthWorker, un service qui met en relation les employeurs et les professionnels de la cybersécurité. Elle a également investi plus de 4 millions de dollars dans la start-up d’intelligence artificielle DigitalGenius.

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Masha Drokova — Photo Day One Ventures

Mais ce n’était que le début. En 2017, Drokova lève des fonds pour Day One Ventures, un fonds de capital-risque de la Silicon Valley qu’elle a créé. Elle a levé plus de 70 millions de dollars à ce jour. Les documents déposés auprès de la SEC (US Securities and Exchange Commission) montrent que Day One Ventures est soutenu par un petit groupe de particuliers fortunés, très probablement originaires de Russie.

Les manigances d’Epstein ont valu des déboires à la Deutsche Bank, condamnée à une amende de 150 millions de dollars par les régulateurs de New York pour avoir sciemment exempté des clients fortunés et à haut risque, comme Epstein et des oligarques russes, de contrôles internes normaux. Concernant spécifiquement Epstein, la Deutsche Bank a traité des paiements à des femmes aux noms de famille d’Europe de l’Est et des retraits d’espèces suspects, sans réagir à des signaux d’alarme évidents. Les mêmes failles institutionnelles qui ont permis le blanchiment d’argent russe ont également facilité le financement du trafic sexuel d’Epstein. Le rapport des régulateurs bancaires de New York indique que l’équipe de la Deutsche Bank qui surveillait les comptes d’Epstein a reçu une alerte « concernant des paiements à un mannequin et un agent de publicité russes » mais l’équipe de surveillance de la banque a ignoré l’alerte. La banque JPMorgan Chase a connu une mésaventure similaire : elle a dû régler deux poursuites fédérales pour un montant total de 365 millions de dollars qui alléguaient que la banque avait blanchi de l’argent pour Jeffrey Epstein, d’au moins 1998 à 2013. La même banque a fait transiter plus d’un milliard de dollars vers une société appartenant au parrain de la mafia russe Semion Moguilevitch entre janvier 2010 et juillet 2015.

Ainsi le trafic sexuel d’Epstein camouflait une autre mission essentielle de notre homme pour le compte des services russes : la fourniture d’une couverture aux dames aguichantes chargées de pénétrer la Silicon Valley.

On peut penser qu’il faut chercher là l’origine de l’orientation pro-russe de nombre de géants de la Big tech. Le Wall Street Journal rapporte qu’Epstein a pro-grammé en 2006 des réunions entre Peter Thiel et l’ambassadeur russe auprès des Nations Unies, Vitali Tchourkine. Trois jours après la mort de Tchourkine, Epstein envoie ce mail à Peter Thiel : 

« Mon ami l’ambassadeur russe est mort. La vie est courte, commençons par le dessert. »

Vitali Tchourkine — Photo Luca Marfe

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Le carnet d’adresses d’Epstein fourmille de noms susceptibles d’intéresser les services étrangers. En 2014, Epstein a rencontré trois fois William Burns, qui était à l’époque secrétaire d’État adjoint de l’administration Obama. Le président Biden nommera Burns à la tête de la CIA en 2021.

En 2016, Epstein se met à cultiver l’entourage de Trump. Il affirme urbi et orbi que Trump pouvait gagner. Ainsi, il tente de renouer avec Tom Barrack, un financier proche allié de Trump avec lequel Epstein était lié dans les années 1980. En août, il organise un déjeuner avec Barrack, qui était un conseiller informel de la campagne Trump à l’époque. Barrack a également été invité chez Epstein en septembre 2016 avec Vitali Tchourkine et Woody Allen. Entre 2015 et 2017, année de sa mort, Tchourkine rencontrera Epstein au moins huit fois. On imagine que les Russes apprécient ses relations haut placées dans le monde politique, dans le business, parmi les savants. Epstein et Ghislaine avaient accès au cœur de la monarchie britannique. Epstein aurait dit un jour : « Il n’y a qu’une seule personne qui aime le sexe plus que moi, et c’est [le prince] Andrew. »

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J. Epstein et G. Maxwell photographiés à la résidence de la reine à Balmoral — Photo US Attorney’s Office SDNY

Au vu de ce qui précède, on ne peut que rejoindre dans ses conclusions Niels Groeneveld, un expert néerlandais de la cybersécurité : « Les interactions d’Epstein avec les élites russes n’étaient pas seulement sociales ou financières ; elles étaient stratégiques, faisant partie d’un réseau complexe de pouvoir, d’influence et d’espionnage qui le liait aux cercles les plus puissants de Moscou […]. L’expertise d’Epstein dans la gestion de structures financières complexes a fait de lui un atout précieux pour les oligarques russes cherchant à protéger leur patrimoine de l’instabilité politique et des sanctions économiques. En retour, Epstein a pu accéder à des personnalités russes influentes, s’imposant comme un conseiller et un financier de confiance au sein de l’élite moscovite. Ces relations ont été mutuellement bénéfiques, permettant à Epstein d’étendre son empire financier tout en offrant aux oligarques russes des points d’ancrage stratégiques sur les marchés occidentaux. L’influence d’Epstein en Russie s’étendait au-delà des transactions financières. Il entretenait des relations avec des personnalités politiques qui exerçaient une influence considérable au sein du Kremlin. Ces relations n’étaient pas seulement sociales : il s’agissait d’alliances stratégiques visant à conférer à Epstein un poids politique et une protection.

Le réseau politique d’Epstein en Russie comprenait de hauts fonctionnaires du gouvernement russe, des conseillers influents proches de Vladimir Poutine et des membres des services de sécurité et de renseignement russes. Ces relations lui ont permis d’accéder à des informations politiques sensibles et à des perspectives stratégiques sur la politique du Kremlin, ce qui fit de lui une autorité en la matière. […] L’un des aspects les plus significatifs des relations d’Epstein avec la Russie est le silence qui les entoure. Malgré ses liens étroits avec les élites russes, les activités d’Epstein ont largement été passées sous silence. Ce silence n’est pas une simple question de discrétion ; il reflète le bouclier de pouvoir et d’influence qui entoure l’élite politique russe. »

La grande question est de savoir à quand remonte la relation d’Epstein avec les hommes du Kremlin. Le FSB a-t-il été à l’origine de la grande entreprise de Kompromat déployée sur le sol américain ou s’est-il contenté de prendre le train en marche et d’avoir recours à sa production, comme un client parmi d’autres ? Epstein n’était-il qu’un homme de paille ou avait-il monté son trafic lui-même ?

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Jeffrey Epstein serrant la main du président Bill Clinton à la Maison-Blanche, septembre 1993 (Ghislaine Maxwell en arrière-plan, à droite) — White House Photo

« D’où vient l’argent ? »

Penchons-nous sur la biographie tortueuse d’Epstein. Né en 1953, il enseigne les mathématiques et la physique dans une école secondaire privée sans avoir de diplôme. En 1980, il entame une carrière de trader chez Bear Stearns, au sein de la division consacrée aux « produits spéciaux » et aux conseils de stratégie fiscale pour les clients les plus riches de la compagnie. Il semble que ses activités de maître chanteur aient d’abord consisté à dénicher pour ses clients des moyens d’évasion fiscale et ensuite à les « tenir » grâce à ce kompromat. Il quitte son emploi chez Bear Stearns en avril 1981, au moment où la société faisait l’objet d’une enquête pour un délit d’initié. En 1982, il fonde sa propre entreprise de gestion financière (J. Epstein & Co). Il se vante de n’accepter la gestion d’actifs de clients que s’ils dépassent un milliard de dollars en valeur nette. « C’est là que le mystère s’épaissit. Car, selon la légende, Epstein aurait immédiatement commencé à collectionner des clients en 1982 »écrit Landon Thomas, son premier biographe.

Leslie Wexner

Mais il garde secrets tous ses contrats et ses clients, à l’exception d’un seul : le milliardaire Leslie Wexner. Un ex-ami d’Epstein, le journaliste Jesse Kornbluth, raconte : « Lors de notre rencontre en 1986, la double identité d’Epstein m’a intrigué : il disait qu’il ne se contentait pas de gérer l’argent de clients aux fortunes colossales, mais qu’il était aussi un chasseur de primes de haut niveau. Il lui arrivait de travailler pour des gouvernements afin de récupérer l’argent pillé par des dictateurs africains. D’autres fois, ces dictateurs l’embauchaient pour les aider à cacher leur argent volé.» 

Leslie Wexner — Photo Union20

Epstein déclara un jour au journaliste Michael Wolff qu’il pratiquait le contraire d’un système de Ponzi. « Dans un système de Ponzi, on fait croire que de l’argent qui n’existe pas existe ; dans mon système l’argent qui existe apparaît comme non existant. »

En 1987, Jeffrey Epstein est mis en relation avec Steven Hoffenberg par un Britannique, un certain Douglas Leese, un trafiquant d’armes pour lequel Epstein faisait du consulting au Royaume Uni.

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Steven Hoffenberg, associé de Jeffrey Epstein — Photo sur X

Hoffenberg dirige la Towers Financial Corporation, une agence de recouvrement de créances. Leese lui recommande Epstein en ces termes : « Ce type est un génie, il excelle dans la vente de titres. Et il n’a aucune morale. » Ceci indique à quel point les réseaux d’Epstein étaient déjà vastes à cette époque. Douglas Leese entretient des liens étroits avec une banque offshore, la Bank of NT Butterfield aux Bermudes. Il aurait été le mentor d’Epstein, facilitant son entrée dans les cercles financiers liés à l’armement de haut niveau. Epstein possédait un passeport autrichien sous un faux nom indiquant l’Arabie saoudite comme son pays de résidence principale. Ce passeport remontait aux années 1980.

Hoffenberg engage Epstein entre 1987 et 1993 pour l’aider dans la gestion de la Towers Financial Corporation, lui verse 25 000 dollars par mois et lui accorde un prêt de 2 millions de dollars en 1988 qu’Epstein n’aura jamais à rembourser.

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Hoffenberg va monter un système de Ponzi, commettant la plus grande fraude financière de l’histoire américaine avant celle de Bernard Madoff. Lui et plusieurs employés sont arrêtés et emprisonnés en 1994, mais Jeffrey Epstein n’est pas inquiété par la justice.

Selon Vicky Ward, il a certainement coopéré secrètement contre Hoffenberg avec l’accu-sation et a donné au moins trois interviews aux procureurs. Si son affaire avait été jugée, une source bien informée affirme que cela aurait probablement été bien pire pour Epstein que pour Hoffenberg. Ce dernier affirmait que c’était son protégé, Jeffrey Epstein, qui avait orchestré l’escroquerie.

Vicky Ward — Photo Askryan

En 1987, le milliardaire Leslie Wexner, fondateur et président de The Limited (chaîne de magasins de vêtements pour femmes), devint le seul client connu d’Epstein, celui qui lui a cédé gratuitement les droits sur sa célèbre maison de ville en 2011, des années après qu’ils étaient censés ne plus être en contact. Epstein commença bientôt à gérer les finances de Wexner. Les associés de ce dernier n’ont jamais compris l’emprise qu’exerçait Epstein sur leur patron. Peu après le début de leur collaboration, Epstein emménagea dans la demeure de Wexner dans l’Upper East Side. « C’est une relation étrange », commentait un trader de Wall Street qui connaît Epstein. « Il est tout simplement atypique qu’une personne aussi riche donne soudainement son argent à un inconnu. » En 1996, Epstein rebaptise son entreprise The Financial Trust Company et la « délocalise » sur l’île de Saint-Thomas (un paradis fiscal), dans les îles Vierges américaines. La crédibilité de Wexner rendait plausible l’idée qu’Epstein brassait des milliards depuis son bastion des Caraïbes.

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Sea, Sun, Sex & Spy… Lolita Express : Le voyage ultime, entre intrigues marines et étreintes secrètes – © E-S

Epstein achète deux îles voisines dans les Caraïbes. Il a déboursé 7,95 millions de dollars en 1998 pour Little St. James, une île de 30 hectares dans laquelle il fait construire un luxueux palace truffé de micros et de caméras « comme une planque de la CIA ». C’est là qu’il organisera ses orgies en acheminant ses invités à bord du Lolita Express acquis en 2003. En 2016, Epstein a déboursé plus de 20 millions de dollars pour Great St. James, une île de 65 hectares.

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Farouches mannequins (Natacha russes ?) pour élites mondialisées « dégénérées » — Photo © E-S/AI

« Presque tout le monde a entendu parler de lui, mais personne ne semble savoir ce qu’il manigance »dit-on alors de lui à Wall Street. « Il est rare qu’une aussi grosse bête ne laisse aucune empreinte dans la neige ». Le mathématicien Eric Weinstein l’a rencontré une fois et en tire la conclusion qu’Epstein est un « artefact », « quelque chose qui n’est pas humain ».

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L’île privée de Jeffrey Epstein, Little St. James, dans les îles Vierges des États-Unis — Photo Navin75

Dans le sillage de Robert Maxwell

La stratégie d’Epstein consistant à viser des relations au plus haut niveau, y compris dans des pays hostiles, à évoluer comme un poisson dans l’eau glauque des services de renseignement à des fins d’enrichissement personnel semble copiée de celle d’un illustre prédécesseur, Robert Maxwell, le père de sa partenaire Ghislaine. 

Robert Maxwell interviewé à la télévision soviétique, en 1990 // Capture d’écran

La carrière de Robert Maxwell est un peu celle d’un pionnier du modèle poutinien. On y trouve la fusion du pouvoir médiatique, de la fraude financière sophistiquée et de l’exploitation des liens avec les services de renseignement des États à des fins d’enrichissement personnel et de protection. Maxwell était passé maître dans l’art d’instrumentaliser les institutions du capitalisme et du renseignement et de les retourner contre elles-mêmes.

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Juif tchèque, il entre dans la résistance pendant la guerre. Dès cette époque, comme il était courant dans la résistance, Robert Maxwell naviguait entre différents services d’espionnage : britanniques, sionistes et soviétiques. En 1945, il est chargé par les services britanniques d’interroger des scientifiques allemands capturés, travail probablement effectué en collaboration avec la mission Alsos, une branche du projet américain Manhattan qui coopérait avec les forces britanniques pour collecter et classer des informations sur le programme d’armes atomiques allemand.

Robert Maxwell — Photo Dutch National Archives (1989)

Il commence à rassembler des documents scientifiques et des documents de recherche allemands et russes inconnus dans le monde anglo-saxon. Il propose un marché audacieux au MI6 : que celui-ci l’aide à financer le rachat d’une maison d’édition scientifique. En retour, l’entreprise servirait de couverture pour ses activités, lui permettant de voyager, d’établir des contacts avec des scientifiques du monde entier, y compris derrière le Rideau de Fer, et de collecter des renseignements précieux pour Londres. C’est chose faite en 1951 : avec les fonds du MI6, il acquiert Pergamon Press, une petite maison d’édition, et signe un accord en or avec l’agence soviétique des droits d’auteur VOuAP, future VAAP. Il commence à publier des traductions anglaises de revues universitaires soviétiques. Il transforme Pergamon en un géant mondial de la publication scientifique et technique. Cette réussite lui confère une fortune et une stature considérables. Si le MI6 apprécie ses services, le MI5 (contre-espionnage) nourrissait à son égard une méfiance profonde et persistante. Son dossier au Foreign office le qualifie de « très sale type presque certainement financé par la Russie ». Dans les années 1950, le FBI fait une enquête sur ses liens avec Moscou mais conclut qu’il n’y avait aucune preuve que Maxwell était impliqué dans « des actes d’espionnage ». En 1964, il est élu député travailliste et conserve son siège jusqu’en 1970.

Leonid Brejnev et Robert Maxwell
Robert Maxwell et Léonid Brejnev dans les années 1970 — Photo : Vladimir Moussaelian, TASS

En 1968, il prend publiquement la défense de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, alléguant que celle-ci était nécessaire à la préservation de la sécurité en Europe. Il est récompensé par une invitation de Brejnev à Moscou. Maxwell a tout pour plaire à Brejnev : il aime les voitures et la chasse, il boit sec. Après la mort de Brejnev, Maxwell restera en contact avec les nouveaux secrétaires généraux – Andropov, Tchernenko et Gorbatchev. II est autorisé à entrer en Union soviétique six fois par an. 

Il deviendra le propagandiste en chef du Kremlin pour le système soviétique à l’étranger. Selon Stanislas Lekarev, un colonel du KGB, « V. A. Krioutchkov [le chef du KGB, NDLR] l’a personnellement rencontré à plusieurs reprises durant la période [de Gorbatchev]. Lors de ces rencontres, il fut décidé que Maxwell, dans l’intérêt du KGB, lancerait la publication d’un magazine à Londres et financerait également le fonctionnement d’un studio de cinéma à Moscou, qui produirait des films basés sur des scénarios du KGB. Le résident du KGB aux États-Unis, le général D. Yakouchkine, a également “travaillé” avec Maxwell. En juin 1991, le général L. Chebarchine [le chef du renseignement extérieur du KGB, NDLR] l’a rencontré à Londres. Il est difficile de croire que tous ces interlocuteurs du KGB se faisaient des illusions sur Maxwell. Après tout, ce type de gens, lorsqu’ils coopèrent avec les services de renseignement, travaillent avant tout pour leur propre compte. Malgré cela, plusieurs chefs du KGB ont reçu des promotions et des récompenses gouvernementales pour leurs contacts avec Maxwell. » 

Robert Maxwell
Robert Maxwell interviewé à la télévision soviétique, en 1990 — Capture d’écran

Dans les années 1970, Pergamon Press prospéra grâce à la publication de best-sellers aussi prometteurs que les opus des dirigeants soviétiques : cinq de Brejnev, un de Tchernenko et un d’Andropov, alors chef du KGB. Cette abondante production était financée par Moscou. Maxwell contribua grandement à la « gorbymania » qui gagna l’Occident. Certes, les officiers du KGB se méfient de lui à cause de ses liens avec le MI6, mais le parti l’apprécie comme agent d’influence. L’agit-prop du Comité central finançait généreusement les services de Maxwell sur les fonds publics. Tout cela était bienvenu car les nuages commençaient à s’accumuler sur l’empire Maxwell. En 1969, une enquête du Department of Trade and Industry britannique sur sa gestion de Pergamon Press avait révélé qu’il avait artificiellement gonflé le cours des actions de Pergamon par le biais de transactions avec ses sociétés familiales privées. Pour se protéger, Maxwell mit en œuvre sa stratégie consistant à utiliser sa richesse et son influence médiatique pour accéder aux grands de ce monde, y compris ceux du bloc de l’Est, des États-Unis et d’Israël. Pour s’attirer les faveurs de dictateurs comme Nicolae Ceausescu en Roumanie et Todor Jivkov en Bulgarie, il publie des biographies flatteuses à leur sujet. Il a ses entrées chez Ceausescu, Honecker, Husak et Kadar. Son chronique besoin d’argent pousse Maxwell à tirer profit de son carnet d’adresses et des informations obtenues par ses réseaux en les vendant aux services secrets. Ses liens avec le MI6, le KGB et le Mossad n’ont rien d’idéologique. Les secrets d’État sont une marchandise destinée à combler ses déficits financiers abyssaux.

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Wisse Dekker, le ministre Hans van den Broek, Henry Kissinger et Robert Maxwell au Panel économique mondial à Amsterdam (Avril 1989) — Photo © Rob Bogaerts (ANEFO) – GaHetNa (Nationaal Archief NL)

Maxwell voit grand. Dans les années 1980, il acquiert la British Printing Corporation (BPC), puis, en 1984, le Mirror Group Newspapers, qui publie notamment le Daily Mirror. Mais en 1991, ce jongleur impénitent est aux abois. Son corps nu fut retrouvé flottant dans l’océan Atlantique, au large des îles Canaries, non loin de son luxueux yacht, le Lady Ghislaine. Accident, suicide ou assassinat ? Le mystère demeure. Après sa mort le 5 novembre 1991, on découvrira qu’il avait pillé les fonds de pension de ses propres employés. Pour combler les trous béants de ses finances et garantir des prêts toujours plus importants, Maxwell avait détourné environ 460 millions de livres sterling des caisses de retraite du Mirror Group et de ses autres sociétés.

Le Sunday Express affirme qu’un document secret signé par le chef du KGB, quelques mois seulement avant la mort mystérieuse de Maxwell, montrait qu’il était un agent de haut niveau au service des dirigeants du Kremlin au point que ceux-ci avaient demandé aux services de renseignement du KGB de protéger la réputation personnelle de Maxwell et ses activités commerciales.

Les liaisons dangereuses

Ghislaine était la fille préférée de Robert Maxwell, son émissaire et sa confidente, profondément impliquée dans ses affaires. La date exacte de la rencontre entre Ghislaine Maxwell et Jeffrey Epstein est entourée de mystère. Juste après la mort de son père, fuyant le scandale au Royaume-Uni, Ghislaine Maxwell s’installe à New York. On a longtemps cru qu’elle avait rencontré Jeffrey Epstein au cours d’une soirée à New York au début des années 1990.

Leur relation n’a pas été un coup de foudre mais un partenariat étroit immédiat. Une vidéo des archives de NBC, datée de novembre 1992, fournit la première preuve irréfutable de leur association. Elle les montre ensemble avec Donald Trump lors d’une fête à Mar-a-Lago, en Floride.

Des dépositions du personnel d’Epstein confirment la rapidité de l’ascension de Ghislaine Maxwell. Dès 1992, elle est présentée comme sa « petite amie principale ». Les actes d’accusation fédéraux attestent que la conspiration criminelle pour « inciter des mineures à voyager pour se livrer à des actes sexuels illégaux » a commencé « au moins en 1994 ». « Lors d’une soirée chez Maxwell, disent ses amison peut tout aussi bien rencontrer des belles de nuit russes que le prince Andrew. » Maxwell va devenir co-architecte d’un empire financier et criminel.

La date de la rencontre entre Epstein et Ghislaine est cruciale, car la question de l’héritage opérationnel (et autre) de Robert Maxwell est centrale. Or Steven Hoffenberg propose une chronologie différente de celle communément admise.[2] Voici sa version rapportée par Vicky Ward : « Hoffenberg m’a raconté que dans les années 1980, après qu’Epstein eut quitté Bear Sterns dans des circonstances ignominieuses, il avait été formé au transfert de fonds offshore et il connaissait un de ses mentors, un trafiquant d’armes britannique, décédé en 2011, nommé Douglas Leese. […] Hoffenberg m’a confié que Leese avait joué un rôle crucial dans la compréhension du mode opératoire de Jeffrey, car il l’avait présenté non seulement à des aristocrates européens (qu’Epstein a ensuite plumés), mais aussi à toutes sortes de personnes du secteur de l’armement – dont le défunt homme d’affaires saoudien Adnan Kashoggi – et, semble-t-il, le défunt magnat des médias Robert Maxwell. […] Hoffenberg m’a dit qu’Epstein avait déclaré avoir travaillé sur plusieurs projets avec Robert Maxwell, notamment pour résoudre les problèmes de “dette” de Maxwell. » Epstein avait également confié à Hoffenberg que, par l’intermédiaire de Maxwell et Leese, il était impliqué dans quelque chose que Hoffenberg décrivait comme des « problèmes de sécurité nationale », qui, selon lui, impliquaient « du chantage, du trafic d’influence, du commerce d’informations à un niveau très grave et dangereux ».

Les allégations d’Hoffenberg concernant la date de la rencontre entre Epstein et Ghislaine suscitaient le scepticisme mais elles ont été confirmées au moment du procès de Ghislaine Maxwell. L’accusation a révélé qu’elle avait voyagé à bord du premier vol du jet privé du millionnaire new-yorkais dès juillet 1991, quatre mois avant la mort de son père.

Ainsi Epstein a connu Robert Maxwell de son vivant. Fut-il un protégé et un disciple du magnat britanni-que ?

Maxwell voulut-il en faire son dauphin en le présentant à sa fille en 1988, comme l’affirment Hoffenberg et autres sources ? Les liens financiers entre Epstein et le père de Ghislaine ont été évoqués par Jean-Luc Brunel lors de conversations il y a près de 20 ans. « Jean-Luc racontait [à ses connaissances] que le père de Ghislaine, Robert Maxwell, était l’une des raisons pour lesquelles Jeffrey Epstein avait de l’argent. Il disait que Maxwell avait été l’un des premiers clients investisseurs d’Epstein », a déclaré l’un des anciens proches collaborateurs du Français au Sun.

On constate de nombreuses similarités dans le modus operandi des deux hommes. Il faut essayer de démêler les activités de Maxwell à partir de 1988 en URSS et en Europe de l’Est car Epstein, avec son génie de l’évasion fiscale et sa virtuosité en matière d’offshores, ne peut qu’y avoir été associé, au vu du témoignage de Brunel cité plus haut.

Cette période est celle où le régime communiste est en train de se déliter. Le grand souci des apparatchiks qui sentent venir la tempête est de placer les actifs du PC en lieu sûr. Entre 1989 et 1991, le KGB a transféré à l’Occident 8 tonnes de platine, 60 tonnes d’or, des camions entiers de diamants et jusqu’à 50 milliards de dollars en espèces.

La partie liquide était en roubles, une monnaie officiellement non convertible. Mais les Soviétiques l’ont rendue convertible en créant un vaste réseau de sociétés holding bidons à travers l’Occident. Les responsables du transfert d’argent du côté russe étaient le colonel Léonid Vesselovski, génie financier du KGB, détaché auprès du département administratif du Comité central, et Nikolaï Kroutchina, chef de ce département.

Le KGB et ses contacts à l’étranger sont mis à contribution. « La cheville ouvrière de cette activité de transfert en Occident était Maxwell, la sage-femme qui supervisait les douleurs de l’accouchement de la soi-disant oligarchie soviétique »écrit le dissident russe Alexander Boot.

Nikolai Yefimovich Kruchina — Photo Ilya Filatov

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La ruine de l’URSS était un coup dur pour Maxwell. Mais notre homme a vite fait de comprendre que d’autres filons se présentent en Europe de l’Est. Le colonel du KGB Stanislav Lekarev (1935-2010), détaille les nouvelles activités de Maxwell : « Maxwell a coopéré, mais il n’a jamais oublié ses propres intérêts financiers. Il a aidé des pays socialistes à fonder des entreprises mixtes à l’étranger, mais pas gratuitement. Deux milliards de dollars, secrètement avancés par le gouvernement bulgare pour blanchir l’argent du trafic de stupéfiants, ont disparu dans des banques occidentales. Maxwell proposait des comptes bancaires au Liechtenstein à de hauts responsables du Parti soviétique. En récompense de ses services pour l’ouverture de tels comptes à des agents du KGB et des représentants du Parti communiste, Maxwell recevait des commissions. Au MI5, ces informations étaient jugées particulièrement précieuses. »

En août 1999, le New York Times révèle ce qui pourrait être la plus grosse opération de blanchi-ment jamais détectée aux États-Unis. Les enquêteurs suspectent qu’un compte ouvert auprès de la Bank of New York a servi à blanchir de l’argent de la mafia russe, alors que l’effondrement du système financier russe, l’année précédente, avait accéléré les sorties de capitaux. Le montant des opérations était estimé à 10 milliards de dollars.

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Et l’affaire conduisait à Semion Moguilevitch, l’un des grands patrons de la pègre russe, lié au KGB. Moguilevitch était impliqué dans des affaires de trafic d’armes, de drogue, de prostitution et d’escroqueries à l’investis-sement. Or c’est Robert Maxwell qui dès 1988 lui avait ouvert un accès au monde financier occidental. Il obtint des passeports israéliens pour le parrain et 23 de ses associés. Grâce aux passeports obtenus, et grâce à l’accès à un compte que Maxwell avait mis en place à la Bank of New York, Moguilevitch a pu étendre son réseau criminel à travers l’Europe.

Récompense de 5.000.000 US$ pour qui livrerait au FBI Semion Mogilevich comdamné pour frraude électronique ; complot en vertu de la loi RICO ; fraude postale ; complot en vue de blanchir de l’argent ; blanchiment d’argent ; complicité ; fraude en matière de valeurs mobilières ; dépôt de faux documents auprès de la SEC ; falsification de livres et de registres…. — Photo FBI

Précisons que d’après le témoignage du transfuge Litvinenko, Moguilevitch entretenait de « bonnes relations » avec Poutine depuis 1993 ou 1994. 

L’empire du kompromat

À la mort de Maxwell, Epstein n’hérite pas seulement de sa fille favorite. Il partage avec lui un goût véritable pour la science (le mathématicien Eric Weinstein affirme qu’il était obsédé par la gravité). Il donnait l’impression aux savants qu’il était le seul à pouvoir financer quelque chose de novateur, leur insufflant le goût du risque. Epstein hérite aussi d’une partie des réseaux Maxwell. Tous les observateurs américains se sont demandé d’où venait la fortune colossale qui lui permettait de mener une « vie de maharadjah ». En fait c’est une vie d’oligarque russe. Une photo prise en 1998 montre Epstein posant en compagnie d’Esther Dyson devant la maison d’Andreï Sakharov, prouvant qu’Epstein s’était rendu en Russie dans les années 1990 sans que les carnets de vol en gardent des traces.

Esther Dyson et Jeffrey Epstei
Photo prise à Sarov (région de Nijni Novgorod) en avril 1998 : Esther Dyson et Jeffrey Epstein posent avec Pavel Oleynikov devant la maison d’Andreï Sakharov — Photo Flickr Esther Dyson

La Russie post-communiste était un véritable Klondyke pour des individus débrouillards et sans scrupules. Epstein a pu y faire d’utiles observations. Durant les années Eltsine, on assiste à l’avènement d’un nouvel instrument de contrôle politique : le kompromat. Les officiers du KGB désargentés après la fin de l’URSS se recyclent dans la lucrative compilation de dossiers compromettants que les oligarques s’arrachent dans leur lutte fratricide sans merci. Poutine ira plus loin, faisant du kompromat un instrument de prise du pouvoir (on se souvient comment en 1999 il a coulé le procureur Skouratov qui enquêtait sur la famille Eltsine et ses favoris en filmant Skouratov au sauna entouré de ravissantes créatures dénudées : service qui fut décisif dans le choix d’Eltsine pour sa succession).

Poutine transformera ensuite le kompromat en instrument de gouvernement.

La collecte du kompromat est l’une des tâches essentielles de l’administration présidentielle dont il redéfinit les fonctions dès son arrivée au pouvoir en 2000. Elle sera « en mesure non seulement de prédire et de créer la situation politique “nécessaire” en Russie, mais aussi de diriger réellement les processus politiques et sociaux dans la Fédération de Russie, ainsi que dans les pays de l’étranger proche. » Il faut constituer, avec l’aide des services spéciaux, « des dossiers sur les partis d’opposition, leurs activités, leur financement, leurs contacts et leurs partisans ». Des dossiers compromettants doivent également être compilés sur « les personnalités politiques de niveau fédéral, régional et local », ce qui permet de « placer sous l’influence du Kremlin l’activité de ces personnalités ».[3] Poutine choisira des collaborateurs qui ont tous des peccadilles à se reprocher, il constituera des dossiers sur tout ce qui compte en Russie. Une fois le pays passé sous son contrôle, il appliquera ces méthodes à l’étranger. Il aura recours au kompromat pour faire tomber les gouvernements qu’il ne contrôle pas dans l’étranger proche. Mieux encore, les stratèges du Kremlin comprennent peu à peu que le kompromat est bien plus qu’un moyen de contrôler les dirigeants étrangers. C’est l’équivalent d’une arme nucléaire contre les démocraties : il suffit de traîner dans la boue toutes les élites, hommes politiques, hommes d’affaires, savants, ecclésiastiques pour que les institutions représentatives perdent tout sens. Le but de la propagande russe n’est plus de peindre un tableau idéalisé de la Russie, mais de persuader les citoyens des démocraties que leurs compatriotes, et surtout leurs élites, sont tous capables du pire. Dans un monde peuplé d’escrocs et de pervers, seule une dictature peut offrir le salut.

C’est pourquoi l’entreprise d’Epstein, la création aux États-Unis d’un supermarché du kompromat dont la marchandise est accessible à tous ceux qui payent, ne pouvait que combler d’aise le Kremlin. Epstein a cultivé le gratin de la société américaine et de la jet set internationale. Selon Eric Weinstein, il sentait que pour être admis dans l’élite il fallait consentir à avoir un squelette dans son placard, autrement on n’était pas jugé digne de confiance. Il y pourvoyait. Epstein a compris que les riches contrôlent tout sauf leur réputation. Pour un habile homme, il y avait là un filon à exploiter. Epstein négocie son silence et devient milliardaire.

Eric Weinstein — Photo Rebel Wisdom

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Epstein a été arrêté en 2006 et inculpé par un grand jury de sollicitation de prostitution. La même année, commence une enquête pour relations sexuelles présumées avec des mineures. Selon Vicky Ward, Epstein se rendit en Israël en 2008, dans l’espoir de s’y installer définitivement et d’éviter la prison pour les accusations portées contre lui. À son retour, il a confié au mannequin russe Kira Dikhtyar qu’il avait changé d’avis et décidé de faire front (il n’a pas mentionné qu’il avait évité une enquête fédérale bien plus sérieuse, grâce à un accord avec le Parquet). Après avoir plaidé coupable d’un chef de sollicitation de prostitution et d’un chef de sollicitation de mineure, Epstein a purgé 13 mois de prison dans le comté de Palm Beach. Plus tard, le procureur Acosta raconta qu’on lui avait comprendre qu’il devait lâcher prise, qu’Epstein était dans le renseignement.

« À sa sortie de prison, au cours des dix dernières années de sa vie, Epstein s’est vanté auprès de diverses personnes, dont des journalistes, de conseiller toute une série de dirigeants étrangers, parmi lesquels Vladimir Poutine, Mohammed ben Zayed, Mohammed ben Salmane, divers dictateurs africains, Israël, les Britanniques et, bien sûr, les Américains. » Il a également confié à plusieurs de ces mêmes personnes qu’il avait fait fortune grâce au trafic d’armes, de drogue et de diamants. Vicky Ward estime que c’est parce qu’il ne sait plus se taire qu’il est lâché par ses commanditaires : « Il n’est donc pas surprenant que les mêmes sources qui affirment savoir qu’il était un agent de renseignement affirment qu’il est devenu un risque – ce qui explique peut-être pourquoi il a perdu toute “protection” et a été arrêté. Une poignée de personnes que j’ai interrogées, dont l’ancien agent du Mossad Victor Ostrovsky, affirment que c’est exactement ce qui est arrivé à Robert Maxwell, et que c’est pourquoi, selon eux, Maxwell a été tué. Ses problèmes financiers étaient sur le point de le rendre vulnérable. […] Quand je repense à 2002, lorsque j’ai rencontré Steve Hoffenberg pour la première fois, je me souviens lui avoir demandé pourquoi, selon lui, Epstein, habituellement solitaire, était sorti de l’ombre et avait attiré l’attention des médias en invitant Bill Clinton en Afrique. Hoffenberg avait souri. “Il ne peut pas s’en empêcher. Il a enfreint ses propres règles”, a déclaré Hoffenberg. “Il a toujours dit qu’il savait que la seule façon de s’en sortir était de rester discret, mais maintenant, il a tout gâché.” »

Procès-verbal constatant le décès d'Epstein dans sa prison
Procès-verbal constatant le décès de Jeffrey Edward Epstein dans sa prison

Jeffrey Epstein est arrêté le 6 juillet 2019. Le 10 août 2019, il a été retrouvé mort sur le sol de sa cellule du Metropolitan Correctional Center à New York.

Les relations entre Epstein et Trump

Leur relation semble remonter aux années 1980. Les deux hommes furent des amis proches jusqu’en 2004. Epstein aidait Trump à pratiquer l’évasion fiscale. Le New York Times a rapporté qu’en 1992, Mar-a-Lago avait accueilli un concours de « filles du calendrier » auquel une vingtaine de femmes avaient participé par avion. Mais les seuls invités présents étaient Trump et Epstein. Trump a déclaré en 2002 au magazine New York qu’Epstein était un « type formidable ». Il voyageait à bord des jets d’Epstein entre Palm Beach et New York, selon les carnets de vol. Ils se fréquentaient mutuellement dans leurs propriétés.

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Mais cette amitié se brise lorsque les deux hommes se disputent à propos d’une enchère pour la même propriété en bord de mer à Palm Beach en 2004. Cette propriété, acquise par Trump pour 41 millions de dollars sous le nez d’Epstein, fut revendue pour 95 millions à l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev après que Trump a fait peindre les robinets en or. Epstein était fou furieux et insinuait partout qu’il s’agissait d’une opération de blanchiment. Du coup, à l’en croire, Trump s’était vengé en le dénonçant à la police de Palm Beach, ce qui fut le début de ses ennuis judiciaires.

Michael Wolf : 100 heures d’enregistre-ment avec Jeffrey Epstein et 4 livres sur Donald trump… — Photo Grace Villamil

Le journaliste Michael Wolff a entendu Epstein dire : « Le problème avec Trump c’est qu’il n’a pas de scrupules. »

Après la rupture entre Trump et Epstein, Steve Bannon commença à fréquenter assidûment Epstein. Michael Wolff, qui a enregistré de longues conversations avec Epstein, était d’avis que la haine de Trump avait rapproché les deux hommes.

Mark Epstein, le frère cadet du défunt financier, a déclaré au New York Post que son frère lui avait un jour confié connaître des détails accablants sur Hillary Clinton et Trump. « Voici une citation directe : “Si je disais ce que je sais sur les deux candidats, ils devraient annuler l’élection” », a déclaré Mark Epstein.

LCI_Epstein-Trump
Depuis la diffusion de l’article du Wall Street Journal, la presse russe (autorisée), comme en 2019, fait ses choux gras sur « les élites mondiales dégénérées ».[4]

La déclassification des dossiers Epstein a été l’un des chevaux de bataille de la campagne présidentielle des MAGA en 2024. Le vice-président J. D. Vance a passé des années à réclamer leur ouverture avant de devenir le colistier de Trump. Les MAGA espéraient compromettre les élites du Deep State accusées d’étouffer l’affaire et utiliser le kompromat Epstein pour « assécher le marécage » washingtonien. Le complotisme et la calomnie sont le moteur des révolutions.

Les révolutions dévorent leurs enfants. Le conspirationnisme sur lequel Trump avait fait reposer sa campagne se retourne contre lui. Mais loin de tirer les leçons de ce fiasco, Trump croit pouvoir se sauver en dénonçant de nouveaux complots, alimentant encore plus la dynamique révolutionnaire qui est en train de le submerger. Au lieu de se demander pourquoi cette affaire Epstein lui explose à la figure au moment où il s’est décidé à armer l’Ukraine, pourquoi c’est justement le parti russe au sein du mouvement trumpiste, Elon Musk, Tucker Carlson, Marjorie Taylor Green, qui réclame le plus bruyamment la déclassification des listes Epstein, il ne fait que s’enfoncer par des initiatives maladroites.

Trump, le grand manipulateur des complots contre ses ennemis, est tétanisé quand d’autres utilisent la même arme contre lui. La morale a peut-être déserté la politique, mais elle a toujours sa place dans l’histoire.

Françoise Thom

[1] Le dernier livre de Françoise Thom  » La Marche à rebours, un regard sur l’histoire soviétique et russe  » (Sorbonne Université Presses) a reçu le Prix François Guizot-Institut de France. Ce prix, réservé aux historiens, récompense une œuvre d’histoire générale, d’étude du monde contemporain, des sociétés ou d’analyse politique récemment publiée ou diffusée, accessible à un large public par la plus prestigieuse institution française, l’Institut de France.

[2] On dirait que la « chance » a encore frappé dans le cercle de Jeffrey Epstein ! Steven Hoffenberg, l’un des associés de Jeffrey Epstein, avait un CV judiciaire à faire pâlir n’importe quel escroc. Condamné à 20 ans de prison et à une amende salée pour fraude boursière, évasion fiscale et obstruction à une enquête de la SEC, il aura au moins eu le mérite de purger (presque) sa peine, avec 18 ans derrière les barreaux. On raconte même que son histoire a inspiré une série télévisée, « Follow the Money », preuve que le scandale Epstein était un vrai « succès » ! Malheureusement pour Steven, il n’a pas pu profiter longtemps de sa liberté retrouvée, ni d’une potentielle retraite dorée. Il a été retrouvé mort dans son appartement du Connecticut en août 2022, à l’âge de 77 ans. Dans les affaires Epstein ou Maxwell, les décès semblent être une sorte de « tradition ». On pourrait presque croire qu’il y a plus de rebondissements que dans la série qui lui a été dédiée !

[3] Cité dans : « Poutine ou l’obsession du pouvoir », Françoise Thom, Ed. Litos 2022, pp. 58-59.

[4] La presse russe a ressorti son grand classique de 2019 : la ritournelle des « élites mondiales dégénérées ». Un festival de gros titres, mais pas un mot sur le rôle du KGB et du FSB, qui ont investi leurs multiples talents depuis la chute de l’URSS dans le recrutement de ces mêmes élites à grand renfort de « kompromat »…. Alors que le 47e président des États-Unis se voit toujours comme l’éléphant dans la pièce, à force de multiplier maladresses et faux pas, 93% d’Américains pensent que sur ce dossier Epstein « l’Administration ne dit pas la vérité », beaucoup d’observateurs pensent même que Doanld Trump serait maintenant « dans la seringue ». On mesure par ailleurs le silence abyssal de son vice-président J.D. Vance depuis la publication de l’article du Wall Street Journal, qui se serait mis aux abonnés absents… Allez savoir pourquoi ? NDLR

Voir également :

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Publications de Françoise Thom dans Desk Russie (2025)
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L’Université libre Alain Besançon — Photo © Desk Russie & European-Security

Desk Russie vous rappelle que Françoise Thom va présenter un cycle de cinq conférences : « Les instruments et les méthodes de projection de puissance du Kremlin de Lénine à Poutine », dans le cadre de l’Université Libre Alain Besançon.. Pour plus de détails et pour vous inscrire (en personne)