Le Phénix de Sviatoshyn

« Un éléphant ça trompe énormément », plus qu’un Antonov 124 ? Impossible n’est décidément pas ukrainien ! Quels diables ces Ukrainiens, on les savait courageux, tenaces, audacieux, mais là, une fois encore, ils forcent notre admiration et notre respect. L’histoire de l’Antonov An-124-100, immatriculé UR-82073, qui a été remis en état secrètement avant de décoller à la barbe des Russes, plus encore que le simple récit d’un vol, c’est un eploit à plus d’un titre. La renaissance de l’UR-82073 représente une fusion réussie de la politique industrielle nationale, de la guerre économique et de la stratégie militaire de l’Ukraine.

Au delà de l’exploit, c’est la chronique d’une résurrection industrielle et stratégique, menée au cœur d’un pays en guerre.

par Joêl-François Dumont — Paris, le 19 juillet 2025 —

Le « projet Ruslan » ou l’anatomie d’un exploit aéronautique en temps de guerre !

Pour comprendre l’ampleur de l’exploit qui s’est déroulé le 11 juillet 2025, il faut revenir sur l’état de l’appareil au début du conflit et sur le projet monumental entrepris par les ingénieurs d’Antonov, qui ont transformé un défi technique en un acte de défi national. Ce n’était pas une simple réparation, mais une réorientation stratégique exécutée sous le feu ennemi.

I. Le Phénix de Sviatoshyn : La renaissance d’un géant échoué

L’histoire de l’Antonov An-124-100, immatriculé UR-82073, est bien plus que le simple récit d’un vol.

C’est la chronique d’une résurrection industrielle et stratégique, menée au cœur d’un pays en guerre. Pour comprendre l’ampleur de l’exploit du 11 juillet 2025, il est impératif de revenir sur l’état de l’appareil au début du conflit et sur le projet monumental entrepris par les ingénieurs d’Antonov, qui ont transformé un défi technique en un acte de défi national. Ce n’était pas une simple réparation, mais une réorientation stratégique exécutée sous le feu ennemi.

Un géant en hibernation : Le statut de l’UR-82073

L’appareil au centre de cet événement est un Antonov An-124-100, portant le numéro de série 0706 et l’immatriculation UR-82073.[01][02] Fabriqué en 1994, cet avion de transport lourd avait déjà une carrière bien remplie, avec plus de 21 000 heures de vol et 5 500 missions à son actif avant d’être cloué au sol.[01][03][04] Son dernier vol enregistré avant sa longue immobilisation remonte au 13 mars 2021, date à laquelle il a atterri à Kiev.[05]

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Atterrissage de l’Antonov An-225 « Mriya » sur l’aéroport Gostomel — Photo Vasiliy Koba

Un détail géographique crucial a scellé son destin et assuré sa survie. Au moment de l’invasion russe à grande échelle en février 2022, l’UR-82073 ne se trouvait pas sur l’aéroport d’Hostomel, qui allait devenir le théâtre de combats acharnés et le lieu de destruction de l’emblématique An-225 Mriya et d’un autre An-124 (UR-82009).[06][07][08]

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Destruction par les Russes de l’emblématique Mriya : 240 records du Monde battus ! — Photo Kyivcity.gov.ua

Au lieu de cela, il était parqué sur l’aérodrome de Sviatoshyn à Kiev, le site de l’usine de production en série d’Antonov.[09][10][11][12] Cette localisation, combinée à son état, s’est avérée être sa planche de salut. L’avion était alors en cours de modernisation profonde et se trouvait dans un « état démonté », ce qui le rendait incapable de voler mais l’a également protégé des premières vagues d’attaques qui visaient les infrastructures aéroportuaires opérationnelles.[01][02][03][10]

La dérussification sous le feu : Le mandat de modernisation

Le projet de modernisation de l’UR-82073 n’est pas né de la guerre ; il l’a précédée. Lancé en 2021, son objectif stratégique était clair : « remplacer les principaux composants fabriqués en Russie par des composants modernes de production occidentale et ukrainienne ».[01][02][11][13] Cette initiative, antérieure à l’invasion de 2022, témoigne d’une stratégie à long terme de l’Ukraine visant à se découpler des chaînes d’approvisionnement russes, une tendance observée depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

L’invasion à grande échelle a transformé cet objectif stratégique en une nécessité impérieuse. Les travaux ont été initialement suspendus en raison de la menace directe qui pesait sur Kiev pendant la bataille pour la capitale.[01][02][03] Cependant, la décision de l’équipe d’Antonov de reprendre et de mener à bien le projet, qui s’est achevé en juin 2025, « dans les conditions les plus difficiles de la guerre », est au cœur du récit de la résilience ukrainienne.[01][02][03] Les défis logistiques et sécuritaires étaient immenses : il fallait s’approvisionner en pièces occidentales complexes en plein conflit, protéger les installations des raids aériens quasi quotidiens et maintenir une main-d’œuvre hautement qualifiée dans une ville assiégée. L’achèvement de ce projet dans un tel contexte démontre qu’il s’agissait d’une priorité nationale absolue, dépassant de loin un simple projet d’entreprise. Ce succès établit un précédent crucial et un modèle pour l’ensemble de l’industrie de défense ukrainienne, prouvant sa capacité à intégrer des technologies occidentales dans des plateformes complexes de l’ère soviétique, une compétence vitale pour sa durabilité à long terme et une interopérabilité plus profonde avec l’OTAN.

Le cœur numérique : une refonte avionique occidentale

L’aspect le plus détaillé et le plus significatif de cette modernisation concerne l’avionique. Des communiqués de presse de la firme canadienne CMC Electronics, datés du 16 juin 2025, confirment la signature d’un contrat majeur avec Antonov, finalisé le 9 avril 2025.[14][15] Cet accord portait sur une mise à niveau complète de l’avionique de l’An-124, le dotant d’un cockpit en verre et de systèmes de navigation de pointe. Cette modernisation n’est pas seulement une amélioration ; elle constitue une transformation fondamentale qui accroît la sécurité, réduit la charge de travail de l’équipage de six à quatre personnes et, surtout, garantit la conformité de l’appareil avec les exigences modernes de l’espace aérien international, telles que la navigation de surface de précision (P-RNAV).[16] Cette conformité est absolument essentielle pour sa viabilité commerciale future sur les routes mondiales.

Tableau 1 : Suite de modernisation avionique CMC Electronics pour l’An-124 UR-82073

ComposantFonction / CapacitéAvantage Stratégique
Système de gestion de vol (FMS) CMA-9000Ordinateur central de navigation et de planification de vol, intégrant les données de performance et les plans de vol.Permet la conformité P-RNAV pour l’accès à l’espace aérien moderne ; réduit la charge de travail de l’équipage ; optimise les routes de vol pour une meilleure efficacité énergétique.
Récepteur GPS CMA-5024Fournit un positionnement par satellite de haute précision, essentiel pour la navigation moderne.Améliore considérablement la précision et la fiabilité de la navigation, réduisant la dépendance aux systèmes de navigation au sol.
Écran multifonction (MFD) MFD-3068Écran principal du cockpit en verre affichant les données de vol, de navigation et des systèmes de l’avion.Améliore la conscience situationnelle du pilote ; remplace les instruments analogiques vieillissants par une interface numérique claire et intégrée.
Panneau de contrôle EFIS ECP-083Interface permettant aux pilotes de contrôler et de configurer les écrans du système d’instruments de vol électroniques (EFIS).Facilite l’interaction homme-machine, rendant la gestion des informations de vol plus intuitive et efficace.
Unité d’affichage électronique CMA-1612Unité d’affichage compacte pour les informations de vol critiques.Fournit une redondance et un accès rapide aux données essentielles, augmentant la sécurité globale.
Panneau de contrôle du pilote automatiqueInterface de commande pour le système de pilote automatique modernisé.Permet un contrôle plus précis et des modes de vol automatisés plus sophistiqués, réduisant la fatigue de l’équipage sur les longs trajets.

Sources : [14][15]

Puissance et performance : une nouvelle ingénierie pour une nouvelle ère

Au-delà de l’avionique, la modernisation a été globale. Certaines sources affirment que la mise à niveau comprenait « de nouveaux moteurs, une nouvelle avionique et des enveloppes de performance étendues ».[12] Bien que le modèle spécifique du moteur occidental de remplacement ne soit pas explicitement identifié dans les informations disponibles, cette affirmation est en soi d’une importance capitale. Les moteurs d’origine, les Lotarev D-18T, étaient réputés pour leurs problèmes de fiabilité et leur faible rendement énergétique. Un remplacement par un équivalent occidental représenterait un saut qualitatif majeur en termes de performance, de fiabilité et de maintenabilité. Le défi technique d’une telle remotorisation est immense, nécessitant souvent des modifications importantes de la cellule. La modernisation a également porté sur d’autres systèmes critiques, tels que les freins et les pneus, qui ont été renforcés pour supporter les performances accrues d’une variante modernisée, potentiellement similaire à l’An-124-100M-150, qui peut transporter une charge utile de 150 tonnes.[16]

Pour couronner cette renaissance technique, l’avion arbore désormais le slogan « BE BRAVE LIKE IRPIN » (« Soyez courageux comme Irpin ») sur son fuselage.[03][12] Ce message n’est pas anodin ; il établit un lien symbolique puissant et direct avec l’une des batailles les plus brutales et les plus décisives du début de la guerre, où la résistance ukrainienne a stoppé l’avancée russe sur Kiev. L’avion devient ainsi un mémorial volant.

II. Le Gambit de Kiev : Un vol secret dans un ciel contesté

Le vol de l’UR-82073 n’était pas une simple évacuation, mais une opération de type militaire méticuleusement planifiée. En combinant l’analyse des renseignements de sources ouvertes (OSINT) et une compréhension de la doctrine moderne de la guerre aérienne, il est possible de reconstituer l’événement et d’exposer les défaillances flagrantes du renseignement russe qui l’ont rendu possible.

Le décollage de Sviatoshyn : Démystifier la diversion de Dnipro

Le lieu de décollage de l’appareil a fait l’objet de spéculations, mais les preuves convergentes établissent de manière concluante que le vol est parti de l’aérodrome de Sviatoshyn à Kiev. Plusieurs éléments soutiennent cette conclusion :

  • Les déclarations officielles d’Antonov confirment que l’avion se trouvait dans leurs installations de Kiev pour y être modernisé.[01][03][10]
  • Des images satellites de Planet Labs, analysées par des experts en défense, montraient deux An-124 à Sviatoshyn le 2 juillet, l’un d’eux se déplaçant vers la piste le 5 juillet, ce qui indique des préparatifs actifs pour un vol.[05][09][17]
  • Des témoignages visuels au-dessus de Kiev montraient l’avion à basse altitude, avec son train d’atterrissage encore sorti ou en cours de rétraction, une configuration typique d’un appareil qui vient de décoller d’un aéroport voisin.[05][08]

La théorie alternative, selon laquelle le vol serait parti de Dnipro, est très probablement le fruit de la désinformation russe ou d’une spéculation confuse.[05][08][09][18] L’idée que l’avion aurait utilisé un faux code de transpondeur de drone, « PTNPNH2 » — un clin d’œil à un slogan anti-Poutine bien connu en Ukraine — a été jugée « hautement discutable » par les analystes.[05][09][17][18] Cette théorie n’explique pas pourquoi un avion parti de Dnipro, à des centaines de kilomètres à l’est, survolerait Kiev à basse altitude.

Passer entre les mailles du filet : Tactiques d’évasion et contrôle de l’espace aérien

Le vol du 11 juillet 2025 fut une démonstration magistrale de sécurité opérationnelle (OPSEC) dans un environnement à haut risque. Pour réussir, plusieurs tactiques et une coordination sans faille ont été nécessaires.

  • Silence électronique : La tactique la plus évidente fut de couper le transpondeur de l’avion pendant la majeure partie de son trajet au-dessus de l’Ukraine afin d’éviter la détection électronique par les systèmes de surveillance russes. L’appareil n’a activé son transpondeur qu’à l’approche de la frontière polonaise, vers 14h17 heure locale, rendant sa trace visible sur les sites de suivi de vols comme Flightradar 24 uniquement à la fin de son périple ukrainien.[06][18][19]
  • Coordination militaire : Il ne s’agissait en aucun cas d’un vol civil standard. Une telle opération a nécessité une coordination militaire approfondie à plusieurs niveaux. Premièrement, une déconfliction de l’espace aérien a dû être organisée pour créer un corridor sûr à travers le propre et dense réseau de défense aérienne ukrainien, afin d’éviter un incident de tir ami catastrophique. Cela implique un ordre de haut niveau au sein du commandement de la Force aérienne ukrainienne. Deuxièmement, une sécurité au sol a été indispensable pour sécuriser l’aérodrome de Sviatoshyn et dégager la piste, qui, comme d’autres en Ukraine, est généralement obstruée pour empêcher toute tentative d’atterrissage aéroporté russe.[09] Enfin, un soutien du renseignement a été fondamental. Le choix de la trajectoire et de l’heure du vol a très probablement été dicté par des renseignements précis sur les lacunes de la couverture radar russe et la position de leurs moyens de défense aérienne à longue portée et de leurs chasseurs.

Une défaillance du renseignement à Moscou

Le succès de ce vol a provoqué la fureur et l’embarras au sein des cercles de blogueurs militaires russes, offrant une fenêtre transparente sur leurs défaillances perçues. La chaîne Telegram « Fighterbomber », connue pour ses liens étroits avec les forces aérospatiales russes, a été largement citée, qualifiant l’événement de « triste, bien sûr. Pour notre renseignement avant tout ».[05][08][09][20]

Son analyse est cinglante et révèle une cascade de défaillances. La Russie n’a pas réussi à effectuer une surveillance de base de l’un des rares aérodromes en Ukraine capables d’accueillir un An-124.[05][08] Elle n’a pas détecté les préparatifs qui étaient pourtant visibles sur des images satellites commerciales. Plus accablant encore, elle n’a pas réussi à détruire une cible de grande valeur, statique et dont la position était connue depuis plus de trois ans.

Cela met en évidence une rupture systémique de la « chaîne de frappe » (kill chain) russe : de la collecte de renseignements (ISR) à l’exécution, en passant par la prise de décision. La « chaîne de frappe ossifiée » de l’armée russe s’est avérée trop lente et inefficace pour réagir à une cible dynamique, même une cible aussi grande et lente qu’un An-124.[05] Le vol n’était donc pas seulement une « évasion » ; il s’agissait d’une opération spéciale délibérément exécutée pour atteindre un objectif stratégique tout en démontrant l’impuissance des capacités russes de déni d’accès (A2/AD) au-dessus de la capitale ukrainienne. Le fait qu’il se soit déroulé en plein jour au-dessus de Kiev n’était pas une imprudence, mais un acte public et délibéré de défi. Cette opération a servi de puissant outil de guerre psychologique, sapant la confiance de l’armée et du public russes dans leurs propres capacités tout en offrant un immense regain de moral à l’Ukraine.

III. Un atout stratégique ressuscité : L’impact économique et militaire

La récupération de l’UR-82073 n’est pas seulement symbolique ; elle a des répercussions tangibles et significatives sur le plan économique et militaire. En rejoignant la flotte opérationnelle, cet avion renforce la capacité logistique de l’Ukraine et de ses alliés de l’OTAN, tout en infligeant un revers économique à la Russie.

Antonov 124(100 à Leipzig — Photo © Joël-François Dumont
Six Antonov 124-100M opèraient déjà sur la zone cargo de l’aéroport Leipzig-Halle — Photo © Joël-François Dumont

Renforcement du hub de Leipzig : La bouée de sauvetage d’Antonov Airlines

Avec l’arrivée de l’UR-82073, la flotte opérationnelle d’Antonov Airlines basée à l’aéroport de Leipzig/Halle (LEJ) en Allemagne compte désormais six An-124.[06][21] Cela représente une augmentation de 20 % de la capacité de transport lourd de la compagnie aérienne, un bond significatif pour une flotte aussi spécialisée et de petite taille.

L’An-124 est un atout économique crucial pour l’Ukraine.[09] Sur le marché très spécialisé et restreint du fret hors gabarit et super lourd, Antonov Airlines détient désormais une position encore plus dominante, surtout que son principal concurrent, la compagnie russe Volga-Dnepr, est marginalisé par les sanctions internationales.[21] L’analyse de la dynamique du marché est éloquente : la location d’un An-124 coûte entre 70 000 et 100 000 dollars par heure de vol.[22] L’ajout d’un sixième appareil permet à Antonov de générer des millions de dollars supplémentaires en devises fortes, des revenus qui peuvent être réinvestis dans l’effort de défense national.

Tableau 2 : État de la flotte d’An-124 d’Antonov Airlines (juillet 2025)

ImmatriculationStatutRemarques Clés
UR-82073Opérationnel (Leipzig)Remis en service en juillet 2025 après modernisation complète à Kiev.
UR-82027Opérationnel (Leipzig)Actif au sein de la flotte, participe aux opérations commerciales et SALIS.
UR-82007Opérationnel (Leipzig)Actif au sein de la flotte, participe aux opérations commerciales et SALIS.
UR-82008Opérationnel (Leipzig)Actif au sein de la flotte, participe aux opérations commerciales et SALIS.
UR-82060Opérationnel (Leipzig)Actif au sein de la flotte, participe aux opérations commerciales et SALIS.
UR-82072Opérationnel (Leipzig)Actif au sein de la flotte, participe aux opérations commerciales et SALIS.
UR-82009Endommagé (Hostomel)Subi des dommages importants lors de la bataille de l’aéroport d’Hostomel en février 2022. Statut d’évaluation en cours.

Sources : [06][10][23]

La connexion OTAN : Renforcer le pont SALIS

L’importance stratégique de cet avion s’étend directement à l’OTAN. Antonov Airlines est le principal contractant du programme Strategic Airlift International Solution (SALIS), qui fournit à neuf pays membres de l’OTAN un accès assuré à des An-124 pour le transport stratégique.[24][25][26] Ces appareils sont indispensables pour le transport d’équipements trop volumineux ou trop lourds pour la plupart des avions de transport militaires occidentaux comme le C-17 ou l’A400M.[22][27] Ils sont utilisés pour transporter une vaste gamme de matériels, allant des hélicoptères et véhicules de combat à l’aide humanitaire et aux fournitures de secours en cas de catastrophe.[24][25]

Antonov 124(100 à Leipzig — Photo © Joël-François Dumont
Depuis mars 2006, 2 Antonov 124-100 M (Projet SALIS) opèrent depuis Leipzig/Halle — Photo © Joël-François Dumont

Le contrat SALIS est essentiel pour renforcer le flanc oriental de l’OTAN et pour acheminer l’aide militaire vers des plateformes logistiques en Europe de l’Est, d’où elle est ensuite expédiée vers l’Ukraine. La disponibilité accrue de la flotte d’Antonov améliore directement la capacité logistique et la réactivité opérationnelle de l’OTAN.

Tableau 3 : Analyse comparative : An-124-100M vs. Lockheed C-5M Super Galaxy

MétriqueAntonov An-124-100MLockheed C-5M Super Galaxy
Charge utile maximale150 000 kg129 274 kg
Volume de la soute1 050 m3880 m3
Dimensions de la soute (LxlxH)36,5 m x 6,4 m x 4,4 m37 m x 5,8 m x 4,1 m
Portée (avec charge utile de 120t)5 200 km~4 445 km (avec charge utile max)
Distance de décollage (MTOW)~3 000 m~2 530 m

Sources : [16][22][27]

Ce tableau met en évidence la supériorité de l’An-124 en termes de charge utile et de dimensions de soute, expliquant pourquoi il occupe une niche irremplaçable pour le transport de certains types de fret « hors gabarit ».

Un symbole forgé dans la guerre : « Soyez courageux comme Irpin »

La déclaration officielle d’Antonov résume parfaitement la portée de l’événement : « La relocalisation du Ruslan n’est pas seulement une réussite technique — elle symbolise la résilience, le professionnalisme et l’unité des ingénieurs aéronautiques ukrainiens ».[01][02][03][10][13] Le vol a été célébré par les Ukrainiens comme un moment d’immense fierté et de défi.[17][18] Voir un géant de fabrication ukrainienne voler librement au-dessus de la capitale après des années d’attaques de missiles et de drones a été un puissant stimulant pour le moral national.

Le slogan « BE BRAVE LIKE IRPIN » peint sur le fuselage transforme l’avion d’un simple actif commercial en un monument volant au courage ukrainien et en un puissant instrument de diplomatie publique.[03][12] La renaissance de l’UR-82073 représente ainsi une fusion réussie de la politique industrielle nationale, de la guerre économique et de la stratégie militaire. L’Ukraine utilise une entreprise commerciale comme une arme stratégique : elle génère des revenus pour l’État, offre une capacité critique à son partenaire militaire clé, l’OTAN, et inflige des dommages économiques directs à l’ennemi en capturant des parts de marché à son rival russe sanctionné.

C’est un cas d’école de la manière dont un État peut mobiliser ses capacités industrielles uniques dans un scénario de guerre totale.

IV. La flotte mondiale de Ruslan : Un échiquier géopolitique

L’histoire de l’UR-82073 s’inscrit dans un contexte plus large : la lutte pour le contrôle de la flotte mondiale d’An-124, un atout logistique unique et fini. Cette flotte est devenue un véritable échiquier sur lequel se joue une partie géopolitique majeure entre l’Ukraine et la Russie, avec l’Occident comme arbitre.

L’histoire de deux flottes : Antonov contre Volga-Dnepr

La situation actuelle met en lumière un contraste saisissant entre les deux principaux opérateurs d’An-124.

D’un côté, Antonov Airlines est en pleine renaissance. Sa flotte, modernisée, alignée sur les standards occidentaux et très demandée, opère depuis une base sûre en Allemagne.[06][10] L’entreprise est non seulement viable, mais elle est également un partenaire stratégique de l’OTAN.

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L’Antonov-225 portant la navette russe Buran arrive au Bourget (1999) — Photo Ralf Manteufel

De l’autre côté, la flotte de la compagnie russe Volga-Dnepr est fracturée et paralysée. Plusieurs de ses An-124 sont immobilisés à l’étranger en raison des sanctions internationales. Un appareil, le RA-82078, est bloqué à Toronto, au Canada, depuis février 2022.[06][07][28] Trois autres sont cloués au sol à l’aéroport de Leipzig, ironiquement le même aéroport qui sert de nouvelle base à Antonov.[07][21][29] Cette situation est le résultat direct de l’isolement stratégique et de l’impuissance économique de la Russie sur la scène mondiale. L’Ukraine mène une offensive juridique et politique pour que ces actifs russes saisis lui soient transférés à titre de réparations de guerre.[06][07][29] Cette « chasse aux Ruslan »[29] est un front clé de la guerre économique menée contre la Russie.

L’avenir du Condor : Maintenir un avantage stratégique

Le regard se tourne maintenant vers l’avenir. La modernisation réussie de l’UR-82073 avec une avionique occidentale [14][15] et potentiellement de nouveaux moteurs établit la norme pour le reste de la flotte d’Antonov. La poursuite des investissements dans ces mises à niveau est essentielle pour prolonger la durée de vie de ces précieux appareils — Antonov estime qu’elle peut être prolongée de plus de 15 ans [26] — et pour garantir leur conformité continue avec les réglementations aéronautiques internationales.

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Antonov-124 : fuselage incliné, roues avant rentrées et rampe avant abaissée – Photo © Mike Young

Le partenariat stratégique avec l’OTAN via le programme SALIS devrait être approfondi, positionnant Antonov Airlines comme le fournisseur de transport lourd indispensable de l’Alliance pour l’avenir, d’autant plus qu’aucun équivalent occidental direct n’est en production. L’aboutissement ultime de cette stratégie serait le transfert légal des An-124 russes saisis. Une telle mesure ne ferait pas que dédommager l’Ukraine ; elle paralyserait de manière décisive la capacité de transport lourd de la Russie à l’échelle mondiale pour une génération.

En conclusion, la flotte d’An-124 est devenue un levier géopolitique de premier plan. Pour l’Ukraine, elle est une source de revenus, un outil de politique d’alliance avec l’OTAN et une source potentielle de réparations. Pour la Russie, sa flotte clouée au sol est un symbole de son isolement stratégique. Le contrôle du parc mondial limité d’An-124 opérationnels équivaut au contrôle d’une capacité logistique unique.

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Premiers éléments français envoyés en Roumanie avec un Antonov 124 ukrainien – Photo © EMA

L’Ukraine, par ses actions et sa diplomatie, est en train de consolider ce contrôle. L’avenir de l’An-124 est désormais inextricablement lié à l’issue de la guerre et au règlement d’après-guerre. La décision qui sera prise concernant les avions russes saisis sera un indicateur majeur de la volonté de l’Occident de faire payer à la Russie le prix du conflit, et elle déterminera l’équilibre des forces sur le marché du transport aérien stratégique pour les décennies à venir. L’exploit du 11 juillet 2025 n’était pas la fin de l’histoire, mais le début d’un nouveau chapitre décisif.

Joël-François Dumont

Voir également :

Notes