Israël-Iran, juin 2025

Chaque mois fait franchir une discontinuité significative sur la scène de la stratégie mondiale. La récente attaque d’Israël contre l’Iran est la dernière en date. Il faut l’envisager dans l’optique de la connexion entre les différents conflits actuels, passés et futurs, approche adoptée précédemment dans « le croisement des guerres ». Il faut également sur un sujet aussi brulant garder la tête froide, en évitant de prendre immédiatement parti dans l’analyse, particulièrement en séparant légalité et légitimité, notions connexes mais dont les logiques sont souvent contradictoires.

par le Vice-amiral 2s Christian Girard [*] — Toulon, le 20 juin 2025 —

Avant d’envisager les conséquences géopolitiques de cette nouvelle et gravissime escalade dans le conflit larvé ouvert en 1979 avec l’établissement du régime des mollahs entre l’Iran et Israël, il est nécessaire de s’interroger sur le caractère préventif de l’attaque.

C’est à une sorte de Pearl Harbour continental que se sont livrés les Israéliens contre les Iraniens, par une action de guerre ouverte, directe et délibérée malgré un état de guerre juridiquement non déclarée. La réprobation en droit international de toute action militaire entre États n’est pas à établir, dès lors que celle-ci n’est pas justifiée par l’état de légitime défense ou par une décision de l’ONU.

La légalité de l’attaque israélienne sur le plan du droit international doit donc reposer sur la réalité de l’état de légitime défense d’Israël.

Après ses victoires successives contre le Hamas et le Hezbollah, ses actions aériennes  en Syrie, qui ont pratiquement détruit les capacités opérationnelles des organisations militaires mandataires de l’Iran qui harcelaient Israël sur ses frontières depuis des années, compte tenu du fait que le régime des mollahs n’était pas près de disposer d’une arme nucléaire opérationnelle, malgré la poursuite de l’enrichissement par l’Iran de son stock d’uranium, ainsi que l’établit le récent rapport de l’AIEA,[1] il paraît impossible de confirmer la réalité de l’ état de légitime défense d’Israël.

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« Séparant légalité et légitimité, notions connexes mais dont les logiques sont souvent contradictoires… » — Courtoisie © Patrick Chappatte in Le Temps, Genève

C’est sur celui de la légitimité qu’il faut se placer pour justifier l’action israélienne, au vu des déclarations officielles et explicites des dirigeants iraniens menaçant l’existence même de l’État d’Israël. C’est d’ailleurs la justification que donne le Premier ministre pour se lancer dans une dangereuse aventure militaire sous couvert de mettre fin à une menace nucléaire. Car il semble bien qu’Israël poursuive un objectif d’une autre nature que celui de la seule destruction du potentiel nucléaire iranien, celui de l’effondrement du régime politique actuel.

Les guerres préventives

L’expérience des guerres, dites préventives,[2] a établi sans aucune ambiguïté les conséquences négatives qu’entrainent ce type d’interventions. Un changement de régime provoqué en Iran entrainerait certainement des conséquences mondiales totalement imprévisibles, à la dimension d’un pays de quatre-vingt-dix millions d’habitants situé dans une position stratégique centrale au Moyen-Orient, région qui reste un producteur essentiel d’énergies fossiles pour l’économie mondiale.

La manœuvre politico-stratégique israélienne tente d’entraîner les États-Unis dans une direction opposée à celle que promouvait le candidat Trump qui pense sans doute déjà aux élections de mi-mandat. Ce dernier hésite à s’engager militairement. Ce serait à l’encontre de ses promesses électorales et contraire aux conseils que lui prodigue son ami Vladimir Poutine. S’il refusait de le faire, la destruction totale des installations nucléaires iraniennes serait irréalisable. Le programme nucléaire iranien sera certainement retardé mais l’on peut penser que la volonté du pays de se doter de l’arme nucléaire ne pourra en revanche qu’avoir été renforcée, quels que soient ses dirigeants dans l’avenir. Pire, les principaux pays voisins auront sans doute tiré la leçon et en souhaiteront à leur tour se doter d’un parapluie de dissuasion nucléaire : Turquie, Arabie Saoudite, EAU en premier lieu. L’argument antiprolifération de l’action militaire israélienne peut donc aisément se retourner.

Ne pas céder à l’hubris de la victoire

La manœuvre israélienne a des effets auprès des pays européens qui paraissent plus divisés que jamais, bien que certains aient affiché, comme la France, un soutien initial de principe à Israël. Dès lors qu’ils se posent, à raison, la question des conséquences du conflit en fonction des considérations qui ont été analysées précédemment, ils se démarquent de la position israélienne et mais aussi de la position américaine. Cependant, pour le Sud dit global, Israël paraît bien la pointe avancée de l’Occident dominateur, celle du « deux poids deux mesures », invoquant le droit à son avantage et l’oubliant pour atteindre ses objectifs par les moyens de la puissance et de la guerre. Il n’y a pas aujourd’hui, à l’Occident, un nouveau De Gaulle pour rappeler à Israël, comme ce dernier le fit en 1967, à ne pas céder à l’hubris de la victoire.

Les conséquences internationales

Sur le plan des conséquences internationales, il ne fait pas négliger la Chine qui s’approvisionne principalement en Iran pour ses ressources énergétiques fossiles et réprouve toute intervention dans les affaires intérieures d’un pays. Il ne faut pas non plus négliger les réactions de populations musulmanes, malgré l’hostilité du sunnisme au chiisme et l’attitude attentiste des principales puissances arabes comme l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Le Pakistan, qui possède l’arme nucléaire, pourrait être tenté d’intervenir en soutien de l’Iran. Enfin, la Russie engagée dans la guerre d’Ukraine ne voit certainement pas d’un œil favorable la déstabilisation du régime des mollahs auprès duquel elle s’approvisionne pour ses drones aériens. L’ensemble de ces données rend l’évaluation des conséquences internationales de cette guerre difficile, mais de façon évidente grosse de risques majeurs pour l’économie mondiale et la sécurité de la région moyen-orientale.

Il demeure que l’Iran s’est déclaré et agit en ennemi de l’Occident. Il doit être lucidement combattu. Cela ne peut se faire qu’en fonction d’une stratégie réfléchie qui ne conduise pas à une impasse.

Le cas de la Corée du Nord

Il n’est pas sûr que ce soit sur le plan du nucléaire que doive se situer le combat, ainsi que cela est proclamé urbi et orbi comme une évidence. La possession de l’arme nucléaire fait rentrer un pays dans la logique de la dissuasion, qui est par essence défensive, même si la Russie en Ukraine fournit le premier exemple de « sanctuarisation agressive ». Cette dernière sera toujours possible aux frontières de pays protégé par la possession de l’arme atomique à l’égard d’un pays voisin non « doté », ce qui ne sera pas le cas vis-à-vis d’Israël. Le cas de la Corée du nord est très significatif. Possédant l’arme nucléaire ce pays ne s’en sert pas pour affronter son voisin du sud, certes protégé par la présence militaire américaine, mais pour dissuader toute tentative de renversement du régime venant de l’extérieur. Telle serait certainement la situation si l’Iran obtenait ce qu’Israël détient de son côté sans le reconnaître officiellement. En vertu de quel privilège international, sinon celui que donne la loi du plus fort, peut-on interdire à l’Iran un droit que l’on ne conteste pas à Israël ? Il faut d’ailleurs noter que l’Iran est signataire de TNP [3] et a toujours accepté de discuter la question aboutissant à l’accord de 2015, dénoncé par Donald Trump, lequel aujourd’hui semble vouloir revenir à une négociation plutôt que de s’engager dans un conflit. Le sujet du nucléaire iranien devrait donc être traité par la voie diplomatique plutôt que par celle de la guerre, comme les Européens le souhaitent depuis de nombreuses années. Ajoutons que la possession de l’arme par Israël met le pays sous un parapluie dissuasif que la possession de l’arme par l’Iran ne remettrait pas en cause.

La tentation est grande de laisser Israël faire « le sale boulot » comme semble l’avoir reconnu le chancelier Merz, mais pour quel résultat ?

Le terrorisme en Occident a commencé après 1979 et l’accession des mollahs au pouvoir en Iran. Il est devenu un mode d’action du Djihad, guerre civile larvée de dimension mondiale, repris depuis par des mouvances islamistes d’inspiration sunnite à d’autres échelles. Sera-t-il relancé jusque dans les pays européens, si l’Iran est totalement dominé militairement ? Quel sera l’impact de cette guerre qui prolonge celle qui se perpétue à Gaza à l’intérieur des sociétés occidentales ?

En Iran même, une alternative politique est-elle possible ?

De quelle nature ? Le pays va-t-il sombrer dans la guerre civile ou l’anarchie ?  Qui peut anticiper ce qui va advenir alors qu’aucune opposition crédible ne semble exister ?

La conséquence immédiate de ce conflit, déjà sensible avec Gaza, est que le système médiatique se désintéresse de la guerre d’Ukraine au moment où le pays aurait le plus grand besoin que le soutien des pays européens soit renforcé.

La clé de la situation semble détenue par le président américain, comme toujours, car lui seul possède la puissance militaire, sans laquelle la diplomatie n’est que « jappement de roquets ». Les pays européens, faute de moyens militaires adaptés, et surtout faute de vision, d’accord et de volonté politiques, émettent des déclarations appelant une issue diplomatique. Il ne semble pas qu’il leur soit possible de faire autre chose. Le combat biblique entre le David israélien et le Goliath iranien est appelé à durer, bien que David semble vouloir terrasser Goliath à nouveau. Y parviendra-t-il ?

Christian Girard

[1] Agence internationale de l’énergie atomique

[2] Opérations conduites par les Etats-Unis en Irak en 2003 sans mandat onusien et par la France et le Royaume-Uni en Libye en 2011 grâce à l’extension du mandat initial donné par l’ONU,

[3] Traité de non-prolifération

[*] Le vice-amiral (2s) Christian Girard : Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée. Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

L’amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.

Analyses de l’amiral Christian Girard (2s) :