Depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne de 2023, la situation semblait figée sur le front terrestre malgré les faibles et couteuses avancées actuelles des forces russes dans le Donbass en direction de Pokrovsk.
par le Vice-Amiral Christian Girard (2S) — Toulon, le 2 septembre 2024 —
La percée ukrainienne du mois d’août en direction de Koursk constitue une surprise stratégique dont les déterminants ne sont pas clairement identifiés : affaiblissement local russe, identification par le renseignement ukrainien d’une zone de moindre résistance adverse, renforcement des capacités offensives ukrainiennes, nouvelle stratégie ukrainienne ?
Une chose est sure : au moins un paramètre important, militaire ou politique, est apparu ou a été modifié. Il a permis ce qui était impossible jusqu’à présent.
Cette percée tactique qui est une prise de risque, actuellement favorable à l’Ukraine, constitue une rupture dans le déroulement de la guerre sans que l’on puisse aujourd’hui dire si elle sera déterminante pour l’issue du conflit.
Elle soulève d’importantes interrogations.
La première est celle de sa finalité. Elle apparaît en première analyse comme une prise de gage en vue de négociations diplomatiques ultérieures, peut-être en cours. Elle paraît faire pendant à celle, beaucoup plus importante, de la Russie dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk qui date de 2014, officiellement annexés à la fédération de Russie, mais avec la différence importante que l’Ukraine ne revendique pas les territoires occupés comme le fait la Russie.
Il ne paraît pas envisagé par l’Ukraine de poursuivre dans la profondeur son incursion en direction de Moscou, sur le modèle de l’équipée de Prigogine de juin 2023. Les moyens lui manquent et une telle opération ferait courir à ses forces des risques considérables.
Il s’agit peut-être d’une tentative d’allégement de la pression des forces russes exercée dans la région de Pokrovsk. Ce peut être, aussi, une manœuvre destinée à créer dans la population russe le sentiment aigu de l’immanence de la guerre, opération également destinée à détourner l’attention internationale vers la situation intérieure russe et à obtenir l’affaiblissement politique du régime consécutif à l’occupation d’une partie du territoire de la « rôdina », la mère patrie, impensable depuis la Seconde guerre mondiale.
Mais elle peut être interprétée aussi comme la manifestation de la volonté ukrainienne d’affranchir sa stratégie militaire, de forcer la main des Occidentaux pour alléger les contraintes qu’ils lui imposent depuis le début de la guerre, volonté annoncée dès le début 2023 comme inéluctable.[1] Il s’agirait alors de créer une situation de fait prouvant aux Occidentaux que leur crainte d’une réaction russe, en particulier celle de l’usage de l’armement nucléaire, est sans fondement. Cet objectif semble en voie d’être atteint, au moins partiellement, avec les autorisations de frapper les objectifs militaires sur le sol russe, données progressivement par les fournisseurs occidentaux d’armes à longue portée.
La finalité stratégique de cette opération est-elle seulement de résister à la pression de l’armée russe et de limiter les destructions qu’elle provoque, ou est-elle, comme le tentait l’offensive de 2023, d’emporter la victoire sur le front terrestre avec l’objectif inchangé de « bouter » les Russes hors des provinces occupées ?
La première hypothèse paraît la plus réaliste compte tenu du rapport des forces. Elle ne remet pas en cause notre précédente analyse [2] qui préconisait plutôt pour l’Ukraine une stratégie indirecte par la Crimée et des actions dans la profondeur face au pat stratégique du front terrestre dont on ne peut pas dire aujourd’hui qu’il est réellement remis en cause.
Amiral Christian Girard (2s) — Photo © DR
En relation directe avec l’enjeu essentiel pour l’Ukraine de sa relation avec les Occidentaux, la prise de contrôle par l’Ukraine d’une partie du territoire russe, aussi petite qu’elle soit à l’échelle de la Russie, soulève une question essentielle qui se rattache à une analyse théorique qui ne semble guère être débattue : dans la théorie de la dissuasion, à quel moment commencent les fameux intérêts vitaux dont la mise en cause mettraient en jeu l’armement nucléaire ?
Observons que les autorités russes qui ont agité depuis le début de la guerre à plusieurs occasions la menace nucléaire ne l’ont pas fait en ces circonstances bien que leur doctrine militaire semble l’autoriser dès lors qu’une partie du territoire russe est occupée par une force étrangère. Le jeu de la dissuasion nucléaire s’exerce-t-il, ou peut-il s’exercer, dans les circonstances actuelles ?
Il a été observé, dès le début de l’agression russe, que la possession par la Russie de l’armement nucléaire contre un pays non doté était une donnée stratégique fondamentale de l’ « opération miliaire spéciale ». Elle avait permis l’agression, illustrant le phénomène de « sanctuarisation agressive » théorisé dès 1992 par JL Gergorin. Elle a de plus considérablement limité, et retardé, le soutien militaire des Occidentaux à l’Ukraine.
Le débat théorique, sur les limites de la dissuasion nucléaire, est le plus souvent posé en termes de rationalité et de psychologie des décideurs. Il reste abstrait et situé en amont du déclenchement des hostilités ouvertes, hors du champ d’un conflit réel. Or la question actuelle pour l’Ukraine doit être posée concrètement. Il s’agit d’envisager le rôle éventuel du nucléaire dans un conflit ouvert entre forces conventionnelles, au moment où des forces ukrainiennes stationnent en territoire russe.
A quel moment le recours aux forces nucléaires peut-il intervenir dans ce conflit, dont l’existence est en soi la manifestation d’un échec de la dissuasion ?
Nous sommes bien hors du dialogue stratégique rationnel entre la Russie et l’Ukraine que supposerait la théorie de la dissuasion nucléaire entre ces deux pays, les conditions de ce dialogue n’étant pas réunies, l’un des adversaires ayant renoncé à ce type d’armes.
La doctrine militaire russe prévoit que : « La Russie se réserve le droit d’utiliser des armes nucléaires en réponse à l’utilisation d’armes nucléaires et d’autres types d’armes de destruction massive contre elle ou ses alliés, ainsi qu’en cas d’agression contre la Russie avec l’utilisation d’armes conventionnelles lorsque l’existence même de l’État est menacé ».
Toute la question est donc, selon la doctrine russe, de savoir à quel moment l’existence même de l’État russe sera considérée par ses dirigeants comme menacée. Ce n’est apparemment pas le cas actuellement.
Les alliés de l’Otan ont déclaré à l’issue du sommet de Vilnius en 2023 : « [Les Alliés] réaffirment que si celle-ci employait des armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires, elle s’exposerait à de graves conséquences. Nous répondrons à toute menace contre notre sécurité comme et quand nous l’entendrons, dans le domaine de notre choix, en utilisant des outils militaires et non militaires de façon proportionnée, cohérente et intégrée. L’Alliance a les capacités et la détermination pour faire payer à tout adversaire un prix inacceptable, largement supérieur aux gains que celui-ci pourrait espérer obtenir. »
Cette déclaration est en revanche une parfaite illustration d’un élément du dialogue nécessaire pour l’exercice de la dissuasion nucléaire. Il fait intervenir les Alliés de l’Otan, donc les États-Unis, les Russes ne s’y trompent pas, qui sont un tiers partenaire, non engagé directement dans le conflit mais qui exerce au profit de l’Ukraine un effet de dissuasion élargie. C’est à l’abri de ce parapluie que l’Ukraine ose pénétrer sur le territoire russe faisant le pari que la Russie ne pourra pas mettre en œuvre des armes nucléaires contre elle. Non qu’elle n’en ait pas la capacité mais parce que cette éventualité, outre les conséquences qu’elle entraînerait dans sa relation avec l’Occident, serait condamnée par les principaux pays du Sud global dont elle recherche l’appui dans son projet politique mondial : la Chine et l’Inde en premier.
Si l’utilisation de l’arme nucléaire par la Russie reste possible, elle paraît en l’état de la situation peu probable.
La rupture stratégique que représente l’intrusion ukrainienne en territoire russe doit donc être relativisée autant sur le plan de la stratégie opérative de théâtre que par les conséquences qu’elle pourrait avoir dans une éventuelle escalade vers les armes de destruction massive, nucléaire en particulier.
Christian Girard
[1] Cf : Vers l’émancipation de la stratégie ukrainienne — (03-06-2023).
[2] Cf : Ukraine : Rupture ou continuité — (03-03-2024).