Le massacre commis par les islamistes tadjiks au Crocus City Hall à Moscou a rappelé qu’au moins trois guerres ouvertes, relativement proches de la France et de caractéristiques bien différentes, sont en cours aujourd’hui dans le monde : la guerre d’Ukraine, celle qui oppose Israël et le Hamas et celle que poursuit le projet islamiste.
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par le Vice-amiral Christian Girard (2S) — Toulon, le 22 avril 2024 —
D’autres théâtres d’affrontement existent aujourd’hui dans le monde au Soudan, en Birmanie, en République démocratique du Congo dont on parle peu. Il existe aussi des forts risques de guerre ailleurs, avec en premier lieu, l’île de Taïwan menacée par la Chine. Limitons-nous aux trois premières guerres citées.
Le projet islamiste : le Djihad
Ce dernier, indifférent aux hostilités réciproques de ses adversaires, néglige la vieille règle connue : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Bien que plus ou moins présente dans les esprits, sa guerre n’est pas véritablement reconnue et comprise, comme telle – ouverte, permanente et actuelle – par l’opinion, ni même par la plupart des autorités politiques occidentales. Ils la considèrent plutôt comme relevant du domaine de la sécurité intérieure et de ses aléas, ressortissant à des problématiques sociales de police et de justice plus que défense. Mal désignée par l’expression de « guerre contre le terrorisme » du côté occidental quand ce dernier l’active, elle fait référence à un concept sans véritable substance stratégique. Dès lors qu’un calme relatif s’établit, la menace semble avoir disparu. Au cours des crises, les enjeux sécuritaires ne sont pas ressentis comme susceptibles de mettre en cause les intérêts fondamentaux des nations. Cette guerre chronique, de basse intensité, a pourtant produit une nouvelle fois ses effets à Moscou après tant d’attentats meurtriers comme ceux du 11 septembre 2001 et celui du Bataclan en 2015, à Paris.
Différentes guerres et stratégies en interaction
La stratégie d’un pays doit tenir compte de l’interaction possible des différentes situations de guerre. C’est particulièrement le cas pour les États-Unis dont la présence et les responsabilités sont mondiales. Ils doivent répartir leurs moyens pour y faire face à travers le globe. La guerre d’Ukraine n’est pour eux qu’un conflit parmi d’autres, leur préoccupation principale, qui n’est pas nouvelle, est l’Asie : l’amiral américain Alfred Mahan l’annonçait déjà au début du XXe siècle.
Pour la France et l’Europe, réduisons l’analyse aux trois pôles d’action réciproquement hostiles deux à deux : l’Occident, la Russie, le projet djihadiste. Il devient alors nécessaire de dépasser les modèles classiques d’affrontement ami-ennemi en tenant compte des relations qui peuvent s’établir entre les oppositions réciproques des trois pôles précédents.
C’est ce qu’ont compris et appliqué immédiatement les Russes en détournant l’attention de leur propre incapacité à faire face à la guerre que leur livre le terrorisme islamiste en direction de celle qu’ils conduisent eux-mêmes contre l’Ukraine, en incriminant les services spéciaux occidentaux au mépris de toute vraisemblance. Les commentaires qui dénoncent un narratif apparemment absurde ignorent, s’ils ne dépassent pas ce constat, la complexité stratégique de la situation internationale actuelle et les possibilités qu’offre la mise en relation des différents conflits.
Pour Vladimir Poutine, confronté à une menace islamique interne et ayant à l’intérieur de son empire de nombreuses populations de religion musulmane, recevant de plus un appui militaire non négligeable de l’Iran, il s’agit de faire comme si elle ne le concernait pas afin de ne pas reconnaître devant sa propre opinion publique l’existence d’un autre front que celui d’Ukraine, devant lequel son impuissance à éviter les attentats est apparue une nouvelle fois.
Caractéristiques comparées de deux guerres
La guerre d’Ukraine dure déjà depuis plus de deux ans. Elle marque le retour des conflits ouverts entre États sur le continent européen.
Elle présente de nombreuses analogies avec la Première Guerre mondiale, ou la guerre de Corée, malgré les innovations techniques considérables intervenues depuis plus d’un siècle.
Le terrorisme islamiste est ainsi désigné par son mode d’action – le terrorisme – avant de l’être par la nature de son projet politique et donc par son caractère véritable, pourtant parfaitement établi par le mot « djihad ». L’expression est révélatrice de la façon dont il est volontairement considéré à l’Occident. Par ce choix, il devient possible d’éviter de le dénoncer en tant que projet guerrier, en taisant son objectif ultime et en le rapportant à ses méthodes et à la dimension sécuritaire de ses actions. Actif depuis plus de trente ans, il agit sans limites géographiques précises, bien que des bases et des points d’appui aient pu être identifiés, et le soient encore, de l’Afghanistan, à l’Iran, au Yémen, à la Syrie et au Liban par exemple. Il a exercé ses ravages sur tous les continents, ignorant les frontières, agissant de façon décentralisée à l’intérieur même des États au moyen d’actions planifiées à partir de leur extérieur, comme au Bataclan ou récemment à Moscou, ou même d’attentats exécutés à l’intérieur à l’initiative d’éléments isolés, manipulés par les moyens modernes de communication.
Son émergence sur la scène internationale peut être associée à la survenue de la révolution iranienne. Son action se manifeste par des crises périodiques et localisées provoquées par des attentats, plus ou moins graves. Elles établissent son caractère chronique, telle une maladie récurrente que l’on ne sait pas soigner à laquelle il faut s’habituer.
Ces deux guerres ne peuvent être plus dissemblables. L’une, affrontement de projets géopolitiques anciens, directement entre États, dit de haute intensité, est – jusqu’à présent – circonscrite géographiquement sur le plan militaire. Le début des opérations date de dix années. Il n’a pris le caractère d’une lutte pour la survie de l’Ukraine que depuis le 24 février 2022. Les deux parties se combattent le long de la ligne de front. La guerre islamiste s’apparente, quant à elle, à une guerre civile mondialisée. Le projet islamiste est dirigé, et agit, par l’intermédiaire d’organisations floues qui fonctionnent en dehors de structures étatiques établies, telles des sortes d’ONG internationales dépourvues de références juridiques formelles [1].
La guerre d’Ukraine a le caractère d’une lutte permanente directe mobilisant fortement les énergies et les ressources économiques des deux pays en cause et de leurs soutiens.
Son issue doit intervenir à courte ou moyenne échéance au terme de la confrontation militaire par épuisement ou effondrement d’une des deux parties. En opposition, le Djihad est une guerre indirecte sans issue temporelle prévisible, avec des intermèdes de relative tranquillité. Il ne dévoile pratiquement pas ses forces existantes, ou mobilisables, sauf au moment de l’action. Il agit selon une stratégie d’usure et de subversion utilisant le terrorisme comme moyen d’action privilégié tout en développant sa propagande et en accrois-sant son influence auprès des populations qu’il doit conquérir mentalement pour les mettre au service de son projet.
Poster Z — BS © Alex-Birch
Il présente toutes les caractéristiques de ce qu’on appelait naguère la « guerre révolutionnaire » dans laquelle le contrôle de la population et le combat idéologique constituent des objectifs préalables et prioritaires sur ceux de l’action militaire. Dans ce type de guerre, il s’agit de contourner la supériorité technologique ainsi que la puissance économique et militaire pour aboutir à la victoire politique. C’est une stratégie du faible au fort dont l’histoire fournit de nombreux exemples de succès, ainsi des grandes invasions germaniques face à l’Empire romain ou des guerres de décolonisation du XXe siècle. Face à cette stratégie, une victoire militaire peut déboucher sur une défaite politique comme la fin de la guerre d’Algérie l’a montré.
Ces deux guerres faites à l’Occident ont cependant des similitudes en ce que les deux protagonistes tentent d’imposer un projet politique correspondant à des traditions issues d’espaces historiques et civilisationnels tels que Samuel Huntington les avait définis en 1993 puis en 1996 [2] : face à l’Occident considéré comme un tout, d’un côté un projet impérialiste panslave prétendant s’appuyer sur la religion orthodoxe, de l’autre l’Islam dans sa version intégriste voulant soumettre le monde à la Charia. Ces deux projets sont d’essence totalitaire. Ils utilisent la violence et la terreur pour atteindre leurs fins. Tous deux haïssent l’Occident et veulent mettre fin à sa domination. Pourtant, ils s’opposent également l’un à l’autre car ils sont incompatibles autant dans leur finalité que dans leur stratégie.
Guerre du Hamas et Djihad
Dans ce contexte, la guerre déclenchée par le Hamas contre Israël est présentée et peut être reconnue comme la guerre de l’islamisme au monde occidental, Israël lui étant assimilé. Dans cette optique, elle traduit une rupture de la stratégie islamiste et pose la question de son inspiration et de l’autorité qui l’a décidée. Il n’y a pas de réponse satisfaisante à cette interrogation aujourd’hui [3] tant l’action du Hamas, qui en est bien l’exécutant, paraît suicidaire pour son organisation comme pour la population dont il avait la charge. Quoi qu’il en soit, la situation très spécifique de la Palestine, et de Gaza en particulier, est perçue par les populations musulmanes du monde occidental, ainsi qu’à celles à des pays du Sud dit « global », comme un abcès de fixation emblématique de la guerre islamiste à l’Occident ; la situation des Palestiniens en Israël et en Cisjordanie reflétant la domination occidentale et le double langage de ses dirigeants. La résonance dans les opinions publiques de la situation humanitaire créée à Gaza, particulièrement auprès des populations musulmanes, ne peut que renforcer l’entrisme islamiste et faire pénétrer davantage la faille civilisationnelle et idéologique qu’il promeut à l’intérieur des sociétés civiles. Sous cet aspect, quelles que soient les tentatives du Président américain, de son homologue français et d’autres dirigeants occidentaux, pour inciter Israël à limiter les pertes de civils palestiniens dans l’exercice de son droit de légitime défense, c’est bien sous la forme d’un avatar de la guerre islamiste à l’Occident que celle du Hamas doit être analysée.
La question peut alors être posée de l’importance relative pour l’Occident de ces deux guerres, dont l’une possède, après cette analyse, un caractère double : d’urgence immédiate à Gaza et de long et très long terme de subversion des sociétés occidentales. Il pourrait être tentant de privilégier l’une ou l’autre en fonction de présupposés idéologiques.
Urgences et priorités relatives
Toute guerre devrait s’interrompre au plus vite pour faire cesser les souffrances et les destructions qu’elle provoque. Mais elle ne peut l’être que si un certain nombre de conditions sont réunies. Dans l’ordre de l’urgence humanitaire, il est évident que la guerre de Gaza est la première qui doit trouver une issue, au moins sous la forme d’un cessez-le-feu, la question israélo-palestinienne n’étant pas près de trouver une solution définitive. Il n’a pourtant pas été obtenu à ce jour.
Celle d’Ukraine doit venir ensuite en raison de l’ampleur et de la gravité des destructions qui provoquent la « Crucifixion » de ce pays, selon le mot de Jean-François Colosimo.[4] Elle vient ensuite, avant celle du Djihad, pratiquement insaisissable dans ses moyens d’action en dehors de ses bases militaires quand elles sont établies, mais qui nécessite d’abord une réelle prise de conscience de la part des responsables occidentaux permettant d’engager un véritable combat idéologique à même de réduire son développement, à défaut de le faire disparaître. Il n’y aurait aucun sens à établir un ordre de priorité par degré de gravité entre ces guerres, aussi graves l’une que l’autre. Elles ont toutes les deux pour finalité de mettre à bas le système de valeur et d’organisation des sociétés démocratiques occidentales, mais elles ne nécessitent pas les mêmes moyens pour y faire face. Elles peuvent et doivent être conduites simultanément.
Conclusion
La thèse de Samuel Huntington sur le développement des conflits le long des frontières de différents espaces civilisationnels qu’il avait définis fut en son temps contestée par James Kurth dans son article « The Real Clash ».[5] Ce dernier voyait à l’intérieur même des sociétés, et particulièrement de la société américaine, la véritable coupure civilisationnelle susceptible d’engendrer des guerres, civiles cette fois. Le féminisme, le multiculturalisme, l’idéologie Woke, l’abandon même par les élites américaines du concept de civilisation occidentale, en fournissent la démonstration sur le plan idéologique. La présence de plus en plus importante de populations immigrées à l’intérieur des sociétés occidentales, notamment d’origine musulmane, lorsqu’elles n’abandonnent pas leurs référents religieux et sociétaux, la manifeste pratiquement. Elle remet en cause à plus ou moins long terme le modèle démocratique, comme on le voit déjà dans les territoires perdus de la République, à l’occasion d’émeutes répétées qui prennent parfois le caractère de véritables insurrections, telles celles survenues en France à l’été 2023.
Les guerres civiles ne sont-elles pas les plus terribles des guerres ? La guerre russe, que S. Huntington n’avait pas prévue, n’en paraît que plus absurde, quelles qu’en soient les racines profondes et les causes récentes, dès lors que les espaces géopolitiques de tradition catholique, protestante et orthodoxe qu’elle met en cause procèdent de la même origine chrétienne dans un contexte où existent, pour eux, d’autres menaces extérieures et intérieures, considérables. « Les civilisations ne sont pas assassinées, elles se suicident », a conclu Toynbee.[6]
Christian Girard
[1] Même si l’État islamique (Daech) a pu un temps contrôler un vaste territoire entre la Syrie et l’Irak, et que le Hamas puisse recevoir le soutien du Qatar et de l’Iran.
[2] The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order; Simon and Schuster, 1996.
[3] L’intérêt de l’Iran à empêcher le rapprochement entre Israël et les pays arabes, comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, aux termes des accords dits d’Abraham est l’explication le plus souvent mise en avant.
[4] La Crucifixion de l’Ukraine : Mille ans de guerres de religions en Europe, Albin Michel, 2022.
[5] The Real Clash, The National Interest, 1994.
[6] À la fin de “A study of History”, 12 vol, 1934-1961.