Une initiative des démocraties libérales face à la nouvelle situation géopolitique

Le gel par les Américains du renseignement aux forces ukrainiennes est-il provisoire ou appelé à durer ?Personne ne le sait. Qu’en est-il des moyens militaires US en route sur l’Ukraine bloqués sur des trains à la frontière ? Personne ne le sait. Personne ne sait davantage ce que demain Donald Trump peut décider. Les dernières semaines permettent de douter et le doute est ce qu’il y a de pire entre amis. Amis d’hier, amis de demain ? Qui sait ? La seule chose dont on soit sûr, c’est que l’heure n’est plus aux discours, si beaux soient-ils, mais bien à l’action. A 27, l’Europe ne pourra jamais se montrer efficace pour définir une vision commune et mettre en œuvre, dans l’urgence, des moyens efficaces pour organiser une défense opérationnelle de l’Europe.

Oublions l’Europe de la Défense et construisons maintenant la défense de l’Europe avec les pays qui conjuguent volonté politique et moyens militaires. NDLR

par le Vice-amiral 2S Christian Girard [*] — Toulon, le 10 mars 2025 — [©]

Une rupture dans la guerre d’Ukraine semblait possible mais il était difficile de prévoir d’où, et de quoi, elle pourrait provenir tant que les principaux paramètres stratégiques se maintenaient tels quels. Cela traduisait la relative stabilité du front terrestre et la poursuite de la guerre d’attrition asymétrique conduite par la Russie contre une Ukraine épuisée, soutenue parcimonieusement par les Occidentaux, eux-mêmes dépourvus de véritable stratégie face à la situation.

Une rupture stratégique brutale

La prise de fonction du nouveau président américain, dont la promesse électorale de mettre fin à la guerre en 24 heures, n’avait pas suffisamment alerté les Européens, tant elle paraissait irréaliste, a constitué une rupture stratégique brutale survenue paradoxalement à l’intérieur même du camp occidental.

Posture défensive et dissuasive de l'Otan sur le flanc est de l'Europe
Posture défensive et dissuasive de l’Otan sur le flanc est de l’Europe — Carte EMA

La partie américaine a trahi subitement l’Ukraine qu’elle soutenait depuis 2014 en adoptant le « narratif » russe. Cette rupture va en réalité au-delà du seul abandon de l’Ukraine au prétexte de mettre fin à une guerre subitement jugée « absurde » par le côté américain.

Cécité collective et absence d’anticipation

La première question qui se pose est celle de la cécité collective qui n’a pas permis d’anticiper la possibilité de l’éclatement du camp occidental. Ce dernier semble bel et bien disparaître en tant que tel, quoique ses membres, autres qu’américains, en maintiennent l’apparence, sinon la fiction. Ils ne semblent pas vouloir le dénoncer tout en manifestant par ailleurs les signes d’une prise de conscience de la nouvelle situation stratégique, spécialement du côté allemand. Les déclarations officielles américaines ne laissent pourtant aucun doute sur la réalité du basculement intervenu.[1]

Une fracture idéologique

Plusieurs articles récents de spécialistes des États-Unis montrent que les décisions prises par le président Trump s’inspirent de, et s’inscrivent dans, un projet idéologique alliant les néo-conservateurs et les libertariens américains. La fracture provoquée au niveau international par les États-Unis est de caractère idéologique, voire culturel. Elle traversait déjà la société américaine et avait déterminé l’issue de l’élection présidentielle.

J.D. Vance, vice-président US à la Conférence de Munich sur la sécurité - Photo MSC/Preiss
J.D. Vance, vice-président US à la Conférence de Munich sur la sécurité – Photo MSC/Preiss

Le récent discours du vice-président américain à Munich l’a prouvé sans aucun doute. Par-delà le rejet du « wokisme » et de ses excès, du sujet la liberté d’expression et du contrôle de la Tech, l’enjeu réel est celui de la démocratie libérale elle-même. Face à cet enjeu, la personnalité controversée du président n’est pas la seule cause de la situation actuelle comme le système médiatique le fait croire. Elle n’en est que le révélateur. 

Le désengagement de l’Europe et l’orientation vers l’Asie reconnus

Les décisions du président américain s’inscrivent tout autant, dans une perspective traditionnelle d’isolationnisme et de repli de la politique américaine sur ses intérêts propres. Elles s’inspirent en particulier du président McKinsey à la fin du XIXe siècle, n’en négligeant aucunement la dimension impérialiste. Cependant, au-delà de constat immédiat, depuis le président Obama, le virage de la politique internationale vers un désengagement de l’Europe et une orientation vers l’Asie est proclamé et reconnu à l’intérieur du camp occidental.

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En mer de Chine orientale, le Wasp, navire amiral du groupe amphibie, opère dans la région indopacifique pour améliorer l’interopérabilité avec ses partenaires et servir de force d’intervention rapide pour tout type de situation d’urgence. L’USS Wasp (LHD 1), le navire de transport amphibie JS Kunisaki (LST 4003) des Forces d’autodéfense mariti-mes japonaises, et le navire de transport amphibie USS Green Bay (LPD 20), transitent en formation lors d’un déploie-ment coopératif — Archives US Navy © QM1e Daniel Barker (12 janvier 2019).

Pourquoi cette dimension a-t-elle été ignorée dans ses conséquences immédiates et potentielles du côté européen jusqu’au dernier coup d’éclat de Donald Trump ?

Absence de vision et de stratégie pour la soutenir : Tradition quand tu nous tiens !

Il faut noter, dans la tradition géopolitique française, le refus de lier l’analyse stratégique à des lignes de force déterminantes au-delà des circonstances et des personnalités du moment. Ce refus interdit l’analyse de long terme, à la fois rétrospective et prospective. Il interdit de se projeter dans le futur et d’anticiper les étapes ultérieures du grand jeu dans lequel il condamne à la position de spectateur passif. Elle manifeste l’absence de vision et de stratégie pour la soutenir.

Dans ce domaine, la France se tient aux principes généraux de la politique internationale posés par le général de Gaulle dans les années 60,

Amiral Christian Girard

Politique reprise par le président Mitterrand et ses successeurs, sans ajustements autres que de technique, d’organisation et d’adaptation de l’outil militaire dans un contexte de très forte réduction des ressources budgétaires. Le retour dans la structure du com-mandement militaire intégré de l’Alliance n’a eu aucune réelle consé-quence politique et correspondait simplement à l’évolution de la situation internationale et des conditions de l’engagement militaire.

Amiral Christian Girard — Photo © DR —

Aucune vision d’une rupture possible du contexte international n’a été étudiée, particulièrement dans la relation transatlantique. On pourrait également se référer à l’Afrique. Subitement, les commentaires redécouvrent les propos du général de Gaulle, sans qu’ils n’aient aidé aucunement à anticiper et à faire face à la situation nouvelle.

Cette paresse, ou cette paralysie intellectuelle, favorisées par l’écrasante domination de l’hyper puissance n’est malheureusement pas seulement française, la France ayant été pendant de nombreuses années le seul pays européen tentant de faire émerger un noyau de défense de l’Europe par l’Europe.

Reprendre le flambeau : les priorités

Il est donc grand temps pour les pays, européens ou non, membres du défunt Occident « moral », c’est-à-dire attachés à la démocratie libérale, de reprendre le flambeau abandonné par les États-Unis, s’ils ne se résolvent pas à subir le nouvel environnement stratégique dominé par des empires prédateurs, non plus qu’à endurer le nouvel Yalta en préparation,  Cette reprise du flambeau doit d’abord être morale et intellectuelle.

Une nouvelle alliance de pays volontaires pour la défense de la démocratie, dont on ne doit pas oublier qu’elle était l’objet de l’Otan, avant même l’existence de son organisation militaire, pourrait être lancée à l’initiative d’un noyau de pays volontaires immédiatement décidés à s’engager en soutien de l’Ukraine.

Contrairement à ce qui est présenté habituellement, cet enjeu n’est pas spécifiquement celui de l’Union européenne, trop diverse, sans légitimité politique et surtout dénuée de véritable leadership institutionnel. Mais il pourrait accueillir au-delà des nations européennes des pays comme le Canada, le Japon, la Corée du sud, l’Australie et naturellement le Royaume Uni, élément essentiel d’un outil militaire en soutien de cette coalition, avec ses capacités nucléaires.

L’Europe en soutien

L’Union européenne pourrait naturellement, autant qu’elle le veuille et le puisse, venir en soutien de cette coalition tout en aidant les nations à renforcer leur Défense face à la menace russe. Son action, fondamentalement financière et industrielle, éminemment nécessaire, mais non suffisante, ne pourra produire de résultats qu’à l’échéance d’une dizaine d’années si les mesures adéquates sont prises rapidement, délai dont les commentateurs ne semblent pas avoir réellement conscience.

La coalition pour la défense de la démocratie, telle qu’elle pourrait être baptisée, devra élaborer une stratégie globale, face à l’urgence immédiate du soutien à l’Ukraine. Ce sera le test de sa crédibilité.

Il ne peut s’agir de recréer une machinerie diplomatique internationale reproduisant l’Onu ou l’UE mais d’une structure opérationnelle accueillant les volontaires pour conduire dans l’urgence les actions de soutien économique et militaire de l’Ukraine les plus urgentes. Des développements ultérieurs possibles dans le domaine politique pourraient y prendre racine. Il est sans doute prématuré de l’envisager.

Christian Girard

[*] Le vice-amiral (2s) Christian Girard : Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée. Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

L’amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.

[1] Cf article « Début 2025, la véritable fin du concept d’Occident ? » — Amiral Christian Girard (2s) — (2025-0216) —

Analyses de l’amiral Christian Girard (2s) :

Voir également :