Ukraine : une guerre de la fin de l’Histoire ?

Après avoir confronté la situation en Ukraine aux penseurs de la géopolitique du xxe siècle,[1] il est proposé de poursuivre ici une réflexion distanciée sur cette guerre. Nous conduirons une analyse à partir de données culturelles et idéologiques, selon une approche plus conforme que la précédente à la tradition française de la géopolitique.

par le Vice-amiral 2S Christian Girard [*] — Toulon, le 1 octobre — [©] Revue de Défense Nationale(2022-1001) —

Une guerre selon la thèse de Francis Fukuyama

En 1989, il y a aujourd’hui trente-trois ans, Francis Fukuyama publiait un article dans la revue « The National Interest » qui fit grand bruit aux États-Unis et en Europe.

-

Il est de bon ton de s’en gausser aujourd’hui, bien qu’il ait annoncé le premier la fin de l’URSS avant même la chute du mur de Berlin. Francis Fukuyama mettait dans le titre de son article un point d’interrogation à ce qu’il appelait la fin de l’Histoire.

Il n’envisageait pas le triomphe de la démo-cratie dans le monde réel, à court ou moyen terme, comme on a voulu et comme on continue de le lui faire dire, et comme parfois il semble s’être pris à le croire lui-même par la suite. Il prétendait seulement, dans cet article, que son idéal était indépas-sable s’appuyant sur les philosophes de l’école hégélienne.

Francis Fukuyama — Photo DR

S’il y a en Ukraine une aspiration à la reconnaissance du droit de la nation ukrainienne à exister, et à être libre, à se rapprocher de l’Union européenne  et de ses valeurs, n’est-ce pas parce que les Ukrainiens aspirent à l’idéal démocratique ? C’est cette liberté et cette aspiration qui leur sont déniées par Vladimir Poutine, comme il les refuse au peuple russe.

Poutine, lui-même, n’est-il pas motivé, entre autres, comme nous l’indiquions dans l’article précédemment cité, par la recherche d’un exutoire guerrier destiné à souder son peuple et à le préserver de la contamination par ce même idéal ?

Nous avons là un affrontement idéologique perçu comme tel, certainement du côté russe, moins nettement du côté européen, entre l’aspiration à la démocratie par les Ukrainiens, soutenus par les Occidentaux au nom de leurs propres valeurs, et une dictature se prévalant de la tradition impériale russe. L’affrontement entre Occidentaux et Russes est actuellement indirect sur le plan militaire, il faut naturellement souhaiter qu’il le reste, mais il est direct sur les plans économique, politique et idéologique. Il produit ses effets au-delà de l’opposition entre l’Occident et la Russie en participant de la fracture des relations internationales mondiales entre démocraties et démocratures. Ses effets se manifestent même à l’intérieur des États ainsi qu’on le constate, particulièrement aux États-Unis.

On peut se demander à cet égard quelle aurait pu être l’attitude des États-Unis, si le président américain avait été Donald Trump en février 2022.

Justifications idéologiques des États-Unis

Dans une tribune parue dans Le Monde du 4 mai 2022, Laurence Nardon, de l’Ifri,[2] analyse l’attitude des États-Unis dans le conflit à partir de l’accroissement de leur aide à l’Ukraine et, en particulier, à partir de la décision de fournir des armes dites offensives. Elle discerne une rupture avec la période de désengagement américain, débutée sous Obama jusqu’au retrait précipité d’Afghanistan sous l’actuelle présidence. Elle y voit la transposition « internationale et paroxystique » de la lutte entre populistes et défenseurs de la démocratie qui structure la vie politique intérieure aux États-Unis. C’est, selon elle, le retour de l’idéalisme interventionniste des libéraux américains, défenseurs de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, face à l’école réaliste qui ne croit qu’à la défense égoïste des intérêts nationaux.  Nous avons indiqué précédemment que l’attitude américaine actuelle correspond au projet géopolitique constant de « containment » du Heartland, héritier du Grand Jeu russo-britannique de la fin du xixe siècle.[3] Le pouvoir actuel, bien que démocrate, est soutenu par les néoconservateurs qui ont toujours manifesté une forte hostilité envers la Russie. La politique américaine traduit aujourd’hui la volonté de donner un coup d’arrêt aux avancées récentes des puissances autoritaires, en même temps qu’elle adresse un avertissement à la Chine. C’est, de la part des États-Unis, un engagement évident à la défense de l’idéologie libérale et démocratique face à leur montée. Il réplique la grave fracture politique américaine interne dont les effets se manifestent quotidiennement.

Un affrontement civilisationnel ?

 Plusieurs commentateurs débattent aujourd’hui sur le fait que la guerre en Ukraine confirmerait ou infirmerait la thèse de Samuel Huntington, baptisée « le choc des civilisations », qui elle-même contrebattait la thèse de Fukuyama. Elle avait fait l’objet d’un article en 1993, puis d’un livre en 1996, provoquant de nombreux commentaires et contestations. Les affrontements futurs possibles se situeraient, selon cette thèse, aux frontières géographiques entre neuf grands espaces civilisationnels, déterminés pour une part essentielle par les zones d’implantation dominante des grandes religions.

-
Civilisations dépeintes par Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, en utilisant BlankMap-World

Exemple : Civilisation islamique.

-
Ukraine : une guerre de la fin de l’Histoire ? 1

Il semble bien que nous assistions en Ukraine, à la tentative par la Russie de s’arroger la domination totale de l’espace culturel slave et orthodoxe, à la frontière de son homologue européen occidental de tradition catholique et protestante.

De fait, l’Ukraine se situe en limite des deux espaces identifiés par Huntington. Elle est incluse par lui dans le monde orthodoxe. La rivalité entre la chrétienté occidentale et le monde orthodoxe est mal évaluée en France. Malgré les très faibles différences dogmatiques entre les deux branches de la chrétienté ‑ la querelle du « filioque » ‑, il suffit de lire Dostoïevski ou Soljenitsyne, pour découvrir de quelle façon le monde russe slavophile qualifie le Pape et considère le catholicisme.

-
Monastère à dôme d’or de Saint-Michel de Kiev — Photo Rbrechko

Certes, il pourrait s’agir, apparemment, d’un affrontement interne au monde orthodoxe, mais l’Ukraine est en réalité traversée par la ligne de séparation entre le catholicisme et l’orthodoxie, ayant été pendant plusieurs siècles sous la dépendance de la Pologne et de la Lituanie dans sa partie occidentale.

 Samuel Huntington n’a jamais prétendu que des affrontements internes ne se produiraient pas à l’intérieur d’un même espace culturel. Il a mis en garde en revanche sur les graves risques qui pouvaient exister si les grandes puissances extérieures venaient à interférer dans le conflit. C’est bien la dangereuse réalité que crée la situation actuelle.[4]

La thèse, contestée, de Samuel Huntington a été reprise et adaptée. Dès 1994, James Kurth dans un remarquable article « The real Clash » développait l’idée que les véritables ruptures idéologiques et culturel-les passaient à l’intérieur même des États, et tout d’abord aux États-Unis. Les fractures civilisationnelles seraient remplacées par des combats idéologiques mondialisés qui trouveraient des points d’application géo-graphiques. Le néoconservateur américain Paul Kagan raillait les Européens, au moment de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, en disant que les Américains étaient du côté de Mars et les Européens de celui de Vénus.

James Kurth — Photo Swarthmore College

-

Il identifiait une coupure interne au monde occidental entre les interventionnistes et les pacifistes. De même, le wokisme semble aujourd’hui constituer une nouvelle rupture idéologique interne à ce même monde. De son côté, Poutine appuie son argumentaire idéologique en exprimant son rejet de telles valeurs qu’il considère comme décadentes. Il trouve un écho dans certains milieux conservateurs occidentaux qui rejettent les diverses évolutions idéologiques dé constructionnistes, indigénistes ou féministes, particulièrement agissantes dans le monde universitaire. La récente élection présidentielle française a donné illustration de son influence et de ses conséquences au niveau national, par la variation des sondages sur certains candidats, après l’entrée en guerre de la Russie et à la suite de leurs prises de position.

Une rivalité mimétique

Une thèse intéressante a été développée par Ivan Krastev et Stephen Holmes en 2019 [5]. Elle s’appuie sur la théorie de la rivalité mimétique de René Girard.

 

À la chute du mur de Berlin, et à partir de l’effondrement de l’URSS, les anciens pays communistes sont devenus des imitateurs des Occidentaux, initialement enthousiastes pour ceux d’Europe centrale qui avaient été soumis à l’ordre soviétique, doublement malheureux pour les Russes, ravalés du rang de modèles à celui de piètres imitateurs. À la défaite politique s’ajoutait la soumission morale, des désastres économiques et des malheurs matériels équivalents à ceux de la perte d’une véritable guerre. Entre 1989 et 1995, l’espérance de vie est passée de soixante-dix à soixante-quatre ans en Russie.

putin must become stalin 1
Vladimir Poutine va développer une nostalgie de l’URSS de Staline — Archives

Lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, il a pris conscience de la nostalgie des Russes pour leur grandeur passée. Selon René Girard, lorsque le phénomène mimétique ne permet pas à celui qui en est l’objet de retrouver l’estime de soi, il peut engendrer la violence.

La réaction de Poutine a été celle d’un unilatéralisme inversé par rapport à celui de l’Occident dans les multiples interventions extérieures conduites à partir de celle du Kosovo en 1999. De l’imitation, il est passé à l’opposition et au rejet. Nous sommes bien là dans un affrontement de culture et de civilisation, revendiqué par Poutine au nom de sa propre vision du monde, hostile à l’Occident.

Conclusion

Que l’on considère l’aspect emblématique de la lutte d’un peuple pour exister librement dans un monde globalisé, que l’on s’en tienne aux phénomènes de rivalité, de ressentiment, de concurrence idéologique et culturelle, issus de l’histoire tragique des peuples, il est manifeste qu’existent des facteurs de conflit qui alimentent, tels des comburants, les oppositions issues des enjeux strictement géostratégiques.

Les facteurs idéologiques et culturels se présentent donc comme des paramètres géopolitiques.

Ils entretiennent la confrontation de projets géostratégiques fondés sur la géographie physique, sur les rapports de force économiques et militaires. Ils en sont les superstructures, disait-on naguère en langage marxisant.

L’Ukraine se trouve, pour son grand malheur, en être, aujourd’hui comme souvent dans le passé, le champ de bataille. La disparition du communisme et de l’empire soviétique, l’intégration de la Russie dans l’économie occidentale et l’interdépendance qu’elle a créée, n’ont pas fait disparaître les raisons profondes de l’opposition entre les ensembles géopolitiques.

Cela montre que l’économie ne détermine pas tout comme on semblait le croire en Occident jusqu’à la crise de la Covid.

Elle reste subordonnée au politique. Les importants échanges économiques entre la France et l’Allemagne, qui existaient en 1914, n’ont pas empêché la guerre. La Première guerre mondiale l’avait donc déjà démontré. Le résultat de la lutte actuelle sera exemplaire dans la grande confrontation entre les démocraties libérales et les grandes puissances émergentes aux régimes dictatoriaux ou autoritaires qui remettent en cause le système des relations internationales élaboré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Il est difficile de mettre en avant les facteurs culturels et humains, plutôt que les enjeux purement matériels et concrets comme causes principales de la guerre. La thèse initiale de Fukuyama a eu le mérite de rappeler l’importance de l’idéologie, du besoin de liberté et de reconnaissance des hommes dans le déroulement de l’Histoire, alors que celle de Huntington a eu celui de mettre en avant le rôle des facteurs religieux et culturels.

Contrairement à des déclarations récentes du premier,[6] il serait imprudent de préjuger de l’issue de la guerre actuelle en faveur de l’Ukraine. Il n’est pas possible d’assurer à terme le triomphe de la démocratie et des valeurs libérales, quels que soient l’espoir et la résolution que l’on puisse nourrir et manifester à cet égard, et même si l’Histoire des siècles récents montre que les coalitions libérales ont toujours fini par l’emporter face aux dictatures ou aux régimes autoritaires, le plus souvent au prix de lourds sacrifices.

La guerre en Ukraine montre une nouvelle fois, et de façon emblématique, qu’un peuple peut se lever au nom de la liberté et de la démocratie, et lutter pour elles. Elle apparaît, à ce titre, comme une guerre de la fin de l’Histoire au sens de Fukuyama, d’une Histoire qui naturellement ne peut finir, mais qui est orientée par la recherche de valeurs morales et humaines universelles, opposées à tous les totalitarismes. Cette aspiration, alors que parmi les grandes puissances émergentes comme la Chine se manifeste la volonté de promouvoir un ou des modèles politiques alternatifs, voire hostiles, constitue un enjeu d’un ordre supérieur à celui de l’issue des opérations militaires, bien qu’il lui soit évidemment étroitement lié.

Claude Girard

Juin/juillet 2022

[1] Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine- Revue défense nationale juin 2022. Christian Girard

[2] Institut français des relations internationales

[3] Article précédemment cité.

[4] Ce risque se double de celui d’une interférence chinoise, dont les effets indirects pourraient être plus ou moins lointains avec la question de Taïwan.

[5] « Le moment illibéral : Trump, Poutine, Xi Jinping : pourquoi l’Occident a perdu la paix ».

[6] Interview Le Figaro du 9 juin 2022

[*] Le vice-amiral (2s) Christian Girard : Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée. Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

L’amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.

Analyses de l’amiral Christian Girard (2s) :

Voir également :